Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
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LE CALVAIRE<br />
Dans l’effroyable hâte où ils s’agitaient, dans l’égoïsme profond,<br />
dans le vertigineux oubli les uns des autres, où ils étaient précipités,<br />
comment retenir, un seul instant, l’attention de ces gens,<br />
de ces fantômes, je ne dis pas l’attention d’une tendresse ou<br />
d’une pitié, mais d’un simple regard!… Un jour, je vis un homme<br />
qui en tuait un autre : on l’admira et son nom fut aussitôt dans<br />
toutes les bouches; le lendemain, je vis une femme qui levait ses<br />
jupes en un geste obscène : la foule lui fit cortège.<br />
Étant gauche, ignorant des usages <strong>du</strong> monde, très timide, j’eus<br />
difficulté à me créer des relations. Je ne mis pas une seule fois les<br />
pieds dans les maisons où j’étais recommandé, de crainte qu’on<br />
ne m’y trouvât ridicule. J’avais été invité à dîner chez une cousine<br />
de ma mère, riche, qui menait grand train. La vue de l’hôtel, les<br />
valets de pied dans le vestibule, les lumières, les tapis, le parfum<br />
des fleurs étouffées, tout cela me fit peur et je m’enfuis, bousculant<br />
dans l’escalier une femme en manteau rouge, qui montait et<br />
se prit à rire de ma mine effarée. La gaîté bruyante de ces jeunes<br />
gens — mes camarades d’école — que je rencontrais au cours, au<br />
restaurant, dans les cafés, me déplut aussi; la grossièreté de leurs<br />
plaisirs me blessa, et les femmes, avec leurs yeux bistrés, leurs<br />
lèvres trop peintes, avec le cynisme et le débraillé de leurs propos<br />
et de leur tenue, ne me tentèrent point. Pourtant, un soir, énervé,<br />
poussé par un rut subit de la chair, j’entrai dans une maison de<br />
débauche, et j’en ressortis, honteux, mécontent de moi, avec un<br />
remords et la sensation que j’avais de l’or<strong>du</strong>re sur la peau. Quoi!<br />
c’était de cet acte imbécile et malpropre que les hommes<br />
naissaient! À partir de ce moment, je regardai davantage les<br />
femmes, mais mon regard n’était plus chaste et, s’attachant sur<br />
elles, comme sur des images impures, il allait chercher le sexe et<br />
la nudité sous l’ajustement des robes. Je connus alors des plaisirs<br />
solitaires qui me rendirent plus morne, plus inquiet, plus vague<br />
encore. Une sorte de torpeur crapuleuse m’envahit. Je restais<br />
couché plusieurs jours de suite, m’enfonçant dans l’abrutissement<br />
des sommeils obscènes, réveillé, de temps en temps, par<br />
des cauchemars subits, par des serrées violentes au cœur qui me<br />
faisaient couler la sueur sur la peau. Dans ma chambre, aux<br />
rideaux fermés, j’étais ainsi qu’un cadavre qui aurait eu conscience<br />
de sa mort et qui, <strong>du</strong> fond de la tombe, dans le noir<br />
effrayant, entend, au-dessus de lui, rouler le piétinement d’un<br />
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