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Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher

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LE CALVAIRE<br />

débordaient en verve terrible et méchante sur tout le monde. Si<br />

son talent y avait gagné en force, en âpreté, son caractère y avait<br />

per<strong>du</strong> un peu de sa noblesse originelle, son esprit critique de sa<br />

pénétration et de sa netteté. Il lui arrivait de se livrer à des énormités<br />

de débinage, qui risquaient de le rendre odieux; parfois,<br />

c’étaient des enfantillages qui lui donnaient une pointe de ridicule.<br />

<strong>Le</strong>s grands esprits ont presque toujours de petites faiblesses,<br />

c’est une loi mystérieuse de la nature, et Lirat<br />

n’échappait point à cette loi. Il tenait, avant toutes choses, à sa<br />

réputation bien établie d’homme méchant. Il supportait très bien<br />

qu’on lui déniât le talent, mais qu’on lui contestât la propriété de<br />

faire trembler l’humanité, d’un coup de langue, voilà ce qu’il<br />

n’eût jamais toléré. Pour se venger des mots sanglants dont il les<br />

marquait, les ennemis de Lirat lui attribuaient des vices contre<br />

nature; d’autres, simplement, le disaient épileptique, et ces<br />

calomnies grossières et lâches, fortifiées chaque jour de commentaires<br />

ingénieux, entretenues d’histoires « certaines » qui faisaient<br />

le tour des ateliers, trouvaient des bonnes volontés<br />

admirablement disposées, celle-ci par sa propre rancune, celle-là<br />

par les seules inconséquences <strong>du</strong> langage <strong>du</strong> peintre, à les<br />

accueillir et à les répandre.<br />

— Vous savez, Lirat?… Il a eu encore une attaque hier, dans<br />

la rue, cette fois.<br />

Et l’on citait les noms de personnes graves, de membres de<br />

l’Institut qui avaient assisté à la scène, et qui l’avaient vu, barbouillé<br />

d’écume, se rouler dans la boue, en aboyant.<br />

Je dois confesser que moi-même, au début de mes relations<br />

avec lui, j’étais fort troublé par tous ces récits. Je ne pouvais<br />

considérer Lirat, sans me représenter aussitôt les crises épouvantables<br />

dans lesquelles on racontait qu’il s’était débattu. Victime<br />

<strong>du</strong> mirage que fait naître l’obsession de l’idée, il me semblait<br />

souvent découvrir en lui des symptômes de l’horrible maladie; il<br />

me semblait qu’il devenait livide tout à coup, que ses lèvres<br />

grimaçaient, que son corps se contractait dans le spasme maudit,<br />

que ses yeux hagards, renversés, striés de rouge, fuyaient la<br />

lumière et cherchaient l’ombre des trous profonds, pareils aux<br />

yeux des bêtes traquées qui vont mourir. Et j’ai regretté de ne pas<br />

le voir tomber, hurler, se tordre, là, dans cet atelier tout plein de<br />

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