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Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher

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LE CALVAIRE<br />

Parfois, pour me distraire, elle me faisait le récit de ses malheurs,<br />

simplement, sans se plaindre, répétant avec une sublime<br />

résignation :<br />

— Ce que le bon Dieu veut, il faut bien le vouloir… Quand<br />

on serait là, à pleurer tout le temps, ça n’avance point les affaires.<br />

Et de la voix chantante qu’ont les Bretonnes, elle disait :<br />

— <strong>Le</strong> Gannec était le meilleur pêcheur <strong>du</strong> Ploc’h, et le plus<br />

intrépide marin de toute la côte. Aucun dont la chaloupe fût<br />

mieux armée, aucun qui connût comme lui les basses poissonneuses.<br />

Lorsque, par les gros temps, une chaloupe sortait, on<br />

pouvait être sûr que c’était la Marie-Joseph. Tout le monde l’estimait,<br />

non seulement parce qu’il avait <strong>du</strong> courage, mais parce que<br />

sa con<strong>du</strong>ite était irréprochable et digne. Il fuyait le cabaret<br />

comme la peste, détestait les soulauds, et c’était un honneur que<br />

d’être de son bord… Faut vous dire aussi qu’il était patron <strong>du</strong><br />

bateau de sauvetage… Nous avions deux gars, nostre Mintié,<br />

forts, bien découplés, hardis, l’un de dix-huit ans, l’autre de<br />

vingt, que le père avait dressés à être, comme lui, de braves<br />

marins… Ah! si vous les aviez vus, mes deux jolis gars, nostre<br />

Mintié!… Et ça marchait bien, les affaires, si bien, qu’avec les<br />

économies, nous avions bâti cette maison et acheté ce mobilier…<br />

Enfin nous étions contents!… Une nuit, il y a deux ans, le père et<br />

les gars ne rentrent point!… Je ne m’étonne pas… Ça lui arrivait<br />

quelquefois d’aller loin, jusqu’au Croisic, aux Sables, à l’Herbaudière…<br />

Dame! il suivait le poisson, n’est-ce pas?… Mais les<br />

jours passent, et personne!… Et voilà que les jours passent<br />

encore. Personne, tout de même!… Alors, chaque matin et<br />

chaque soir, j’allais sur le môle, et je regardais la mer… Je<br />

demandais aux marins : « T’as point vu la Marie-Joseph, donc? —<br />

Non, la patronne. — Comment que ça se fait qu’elle n’est point<br />

rentrée? — Je ne sais pas. — N’y serait-il point arrivé un<br />

malheur? — Dame, ça se peut bien, la patronne! » Et en disant<br />

cela ils se signaient… Alors j’ai brûlé trois cierges à la Notre-<br />

Dame <strong>du</strong> Bon-Voyage!… Enfin, un jour, ils revinrent, tous les<br />

trois, dans une grande charrette, noirs, gonflés, à moitié mangés<br />

par les cancres, et les étoiles de mer… Morts, quoi… Morts,<br />

nostre Mintié, tous les trois, mon homme et mes deux jolis<br />

gars… <strong>Le</strong> gardien <strong>du</strong> phare de Penmarc’h les avait trouvés roulés<br />

dans les rochers.<br />

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