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Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher

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LE CALVAIRE<br />

Mon bonheur <strong>du</strong>ra peu… Mon bonheur!… C’est une chose<br />

extraordinaire, en vérité, que jamais, jamais, je n’aie pu jouir<br />

d’une joie complètement, et qu’il ait fallu que l’inquiétude en<br />

vînt toujours troubler les courtes ivresses. Désarmé et sans force<br />

contre la souffrance, incertain et peureux dans le bonheur, tel j’ai<br />

été <strong>du</strong>rant toute ma vie. Est-ce une tendance particulière de mon<br />

esprit? une perversion étrange de mes sens?… ou bien le bonheur<br />

ment-il réellement à tout le monde, comme à moi, et n’est-il<br />

qu’une forme plus persécutrice et raffinée de la souffrance<br />

universelle? Tenez… <strong>Le</strong>s lueurs de la veilleuse tremblotent légèrement<br />

sur les rideaux et sur les meubles, et Juliette, au matin,<br />

s’est endormie — au matin de notre première nuit. Un de ses<br />

bras repose, nu, sur le drap; l’autre, nu aussi, se replie mollement<br />

sous sa nuque. Tout autour de son visage qui reflète les pâleurs<br />

<strong>du</strong> lit, de son visage meurtri, aux yeux, d’un grand cerne<br />

d’ombre, ses cheveux noirs, dénoués, s’éparpillent, on<strong>du</strong>lent,<br />

roulent… Avidement, je la contemple… Elle dort, près de moi,<br />

d’un sommeil calme et profond d’enfant. Et pour la première<br />

fois, la possession ne me laisse aucun regret, aucun dégoût; pour<br />

la première fois, je puis, le cœur attendri et reconnaissant, la<br />

chair encore vibrante de désirs, regarder une femme qui vient de<br />

se donner à moi. Exprimer mes sensations, je ne le saurais. Ce<br />

que j’éprouve, c’est quelque chose d’indéfinissable, quelque<br />

chose de très doux, de très grave aussi et de très religieux, une<br />

sorte d’extase eucharistique, semblable à celle où me ravit ma<br />

première communion. Je retrouve le même mystique enivrement,<br />

la même terreur auguste et sacrée; c’est, dans une éblouissante<br />

clarté de mon âme, une seconde révélation de Dieu… Il me<br />

semble que Dieu est descen<strong>du</strong> en moi, pour la deuxième fois…<br />

Elle dort, dans le silence de la chambre, la bouche à demi entrouverte,<br />

la narine immobile, elle dort d’un sommeil si léger, que je<br />

n’entends pas le souffle de sa respiration… Une fleur, sur la cheminée,<br />

est là qui se fane, et je perçois le soupir de son parfum<br />

mourant… De Juliette, je n’entends rien; elle dort, elle respire,<br />

elle est vivante, et je n’entends rien… Doucement, plus près, je<br />

me penche, l’effleurant presque de mes lèvres, et, tout bas, je<br />

l’appelle.<br />

—Juliette!<br />

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