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Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher

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OCTAVE MIRBEAU<br />

la gloire ou vers le bonheur… Un jour, il avait rencontré cette<br />

femme chez un ami; et cette femme, elle aussi, avait une voilette<br />

parfumée, un petit manchon, une toque de loutre, un sourire<br />

céleste, un air d’angélique douceur… Et tout de suite, il l’avait<br />

aimée… Je le suivais pas à pas, dans sa passion, je comptais ses<br />

faiblesses, ses lâchetés, ses chutes de plus en plus profondes,<br />

jusqu’à l’effondrement dans ce fauteuil de gâteux et de paralytique…<br />

Et ce que j’imaginais de lui, c’était ma vie à moi :<br />

c’étaient mes propres sensations, mes terreurs de l’avenir, mes<br />

angoisses… Peu à peu, l’hallucination prenait un caractère seulement<br />

physique, et c’était moi que je voyais, sous cette calotte de<br />

velours, dans cette robe de chambre, avec ce corps délabré, cette<br />

barbe sale, et Juliette qui se posait sur mon épaule, comme un<br />

hibou…<br />

Juliette!… Elle rôdait dans le cabinet, le corps lassé, la figure<br />

toute barbouillée d’ennui, laissant échapper des bâillements et<br />

des soupirs. Elle ne savait qu’inventer pour se distraire. <strong>Le</strong> plus<br />

souvent, près de moi, elle installait une table de jeu et s’absorbait<br />

dans les combinaisons d’une patience compliquée; ou bien elle<br />

s’allongeait sur le divan, étalait sur elle une serviette, sur la serviette<br />

de menus instruments d’écaille, de microscopiques pots<br />

d’onguent, et brossait ses ongles avec acharnement, les limait, les<br />

obligeait à être plus brillants que de l’agate. Toutes les cinq<br />

minutes, elle les examinait, cherchant son image reflétée, comme<br />

en un miroir, sur les surfaces polies.<br />

— Regarde, mon chéri!… sont beaux, pas? Et toi aussi, Spy,<br />

regarde les jolis nonongles à ta maîtresse.<br />

Ce frottement léger de la brosse de peau, cet imperceptible<br />

craquement <strong>du</strong> divan, les réflexions de Juliette, ses conversations<br />

avec Spy, suffisaient à mettre en déroute le peu d’idées que je<br />

tentais de rassembler. Ma pensée revenait aussitôt aux préoccupations<br />

ordinaires, et je rêvais des rêves pénibles, je vivais des<br />

vies douloureuses… Juliette!… L’aimais-je?… Bien des fois<br />

cette question se dressait devant moi, grosse d’un doute affreux.<br />

N’avais-je point été <strong>du</strong>pe d’un étonnement des sens?… Ce que<br />

j’avais pris pour de l’amour, n’était-ce point l’éphémère et fugitive<br />

révélation d’un plaisir non encore goûté?… Juliette!…<br />

Certes, je l’aimais… Mais cette Juliette que j’aimais, n’était-ce<br />

point celle que j’avais créée, qui était née de mon imagination,<br />

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