Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
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LE CALVAIRE<br />
Elle me salua d’un gracieux et câlin mouvement de tête et,<br />
d’une voix très douce, qui me remua délicieusement, elle dit :<br />
— Enchantée, Monsieur… mais, je vous connais beaucoup.<br />
Pendant que, très rouge, je balbutiais quelques paroles<br />
confuses et bêtes, Lirat, narquois, intervint.<br />
— Vous n’allez peut-être pas lui faire croire que vous avez lu<br />
son livre?<br />
— Je vous demande pardon, monsieur Lirat… Je l’ai lu… Il<br />
est très bien.<br />
— Oui, comme mon atelier et comme ma peinture, n’est-ce<br />
pas?<br />
— Ah! non, par exemple!<br />
Elle dit cela franchement, d’un rire qui s’éparpilla dans la<br />
pièce, ainsi qu’un égosillement d’oiseau.<br />
Ce rire m’avait déplu. Bien que le timbre en fût sonore et<br />
hardi, il tintait faux. Je ne le trouvais pas en harmonie avec<br />
l’expression si délicatement triste de cette physionomie, et puis, il<br />
me blessait, à l’égal d’une insulte, dans mon admiration pour le<br />
génie de Lirat. Je ne sais pourquoi, il m’eût été doux qu’elle<br />
s’enthousiasmât pour ce grand artiste méconnu; qu’elle montrât,<br />
à cette minute même, un jugement hautain, des sensations supérieures<br />
à celles des autres femmes. En revanche, les façons<br />
méprisantes <strong>du</strong> peintre, son ton d’amère hostilité me choquèrent<br />
vivement; je lui en voulais de cette impolitesse affectée, de ce<br />
parti pris de grossièreté gamine qui le diminuaient à mes yeux, il<br />
me semblait. J’étais mécontent et très gêné. J’essayai de parler de<br />
choses indifférentes; il ne me vint à l’esprit aucune idée de<br />
conversation.<br />
La jeune femme s’était levée. Elle fit quelques pas dans<br />
l’atelier, s’arrêta devant les études entassées l’une sur l’autre, en<br />
examina deux ou trois d’un air de dégoût.<br />
— Mon Dieu! monsieur Lirat, dit-elle, pourquoi vous obstinez-vous<br />
à peindre des femmes aussi laides, aussi drôlement<br />
bâties?<br />
— Si je vous le disais, répliqua Lirat, vous ne comprendriez<br />
pas.<br />
— Merci!… Et quand faites-vous mon portrait?<br />
— Il faut demander ça à M. Jacquet ou bien au photographe.<br />
— Monsieur Lirat?<br />
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