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Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher

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OCTAVE MIRBEAU<br />

a déchiré la carte… Et moi, imbécile, je ne suis même pas allé rue<br />

de Sèze, pour savoir!… Je me souviens de tout cela… Ah! comment<br />

n’ai-je pas compris?… Comment ne leur ai-je pas sauté à la<br />

gorge, à ces vilaines brocanteuses de viande humaine?… Et un<br />

grand voile se lève, par-delà lequel je vois Juliette, le ventre sali,<br />

épuisée et hideuse, se prostituant à des boucs!… Juliette est là,<br />

devant moi, qui met ses gants, devant moi, en costume sombre…<br />

avec une voilette épaisse qui lui cache la figure… L’ombre de sa<br />

main court sur la nappe, elle s’allonge, s’élargit, se rétrécit, disparaît<br />

et revient… Toujours je verrai cette ombre diabolique,<br />

toujours!…<br />

— Embrasse-moi bien, mon chéri.<br />

— Ne sors pas, Juliette; ne sors pas, je t’en conjure.<br />

— Embrasse-moi… bien fort… plus fort encore…<br />

Elle est triste… À travers la voilette épaisse, je sens sur ma<br />

joue l’humidité d’une larme.<br />

— Pourquoi pleures-tu, Juliette?… Juliette, par pitié, reste<br />

près de moi!<br />

— Embrasse-moi… Je t’adore, mon Jean… Je t’adore!…<br />

Elle est partie… Des portes s’ouvrent, se referment… Elle est<br />

partie… Dehors, j’entends le bruit d’une voiture qui roule… <strong>Le</strong><br />

bruit s’éloigne, s’éloigne et meurt… Elle est partie!…<br />

Et me voilà dans la rue, moi aussi… Un fiacre passe. —<br />

114 rue de Sèze!<br />

Ah! ma résolution a été vite prise… J’ai réfléchi que j’avais le<br />

temps d’arriver avant elle… Elle a bien compris que je n’étais pas<br />

<strong>du</strong>pe de la maladie de Gabrielle… Ma tristesse, mon insistance<br />

lui ont sans doute inspiré la crainte d’être espionnée, suivie, et<br />

vraisemblablement, elle ne se sera pas dirigée tout droit là-bas…<br />

Mais pourquoi cette abominable pensée est-elle tombée sur moi,<br />

tout à coup, comme la foudre?… Pourquoi cela, et pas autre<br />

chose? J’espère encore que mes pressentiments m’ont trompé,<br />

que M me Rabineau « ce n’est rien », que Gabrielle est malade…<br />

Une sorte de petit hôtel étranglé entre deux hautes maisons;<br />

une porte étroite, creusée dans le mur, au-dessus de trois<br />

marches; une façade sombre, dont les fenêtres closes ne laissent<br />

filtrer aucune lumière… C’est là!… C’est là qu’elle va venir,<br />

qu’elle est venue peut-être!… Et des rages me poussent vers<br />

cette porte, je voudrais mettre le feu à cette maison; je voudrais,<br />

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