Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
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LE CALVAIRE<br />
impitoyable que la mort, la poussait, l’emportait, la roulait éternellement,<br />
sans un répit, sans une halte, des amours fangeuses<br />
aux amours sanglantes, de ce qui déshonore à ce qui tue!… Plus<br />
les jours s’écoulaient, plus la débauche marquait sa chair de flétrissures.<br />
À sa passion, jadis robuste et saine, se mêlaient<br />
aujourd’hui des curiosités abominables, et cet inassouvissement<br />
farouche, cet alcoolisme de l’amour inextinguible, que donnent<br />
les plaisirs irréguliers et stériles. Hormis les nuits où l’épuisement<br />
revêtait les formes imprévues de l’idéal le plus pur, on sentait sur<br />
elle l’empreinte de mille corruptions différentes et raffinées, de<br />
mille fantaisies perverses de blasés et de vieillards. Il lui échappait<br />
des paroles, des cris, qui ouvraient sur sa vie, brusquement,<br />
des horizons de fange enflammée; et, bien qu’elle m’eût communiqué<br />
l’ardeur dévorante de ses dépravations, bien que j’y goûtasse<br />
une sorte de volupté infernale, criminelle, je ne pouvais,<br />
souvent, regarder Juliette sans frissonner de terreur!… En sortant<br />
de ses bras, honteux, dégoûté, j’avais ce besoin qu’ont les<br />
réprouvés de contempler des spectacles tranquilles, reposants, et<br />
j’enviais, avec quels cuisants regrets! j’enviais les êtres supérieurs<br />
qui ont fait de la vertu et de la pureté des lois inflexibles de leur<br />
vie!… Je rêvais de couvents où l’on prie, d’hôpitaux où l’on se<br />
dévoue… Un désir fou s’emparait de moi d’entrer dans les<br />
bouges afin d’évangéliser les malheureuses créatures qui croupissent<br />
dans le vice, sans une bonne parole; je me promettais de<br />
suivre, la nuit, les prostituées dans l’ombre des carrefours, et de<br />
les consoler, et de leur parler de vertu, avec une telle passion,<br />
avec des accents si touchants, qu’elles en seraient émues, pleureraient<br />
et me diraient : « Oui, oui, sauvez-nous… » J’aimais à<br />
rester des heures entières, dans le parc Monceau, regardant jouer<br />
les enfants, découvrant des paradis de bonheur, en l’œil des<br />
jeunes mères; je m’attendrissais à reconstituer ces existences, si<br />
lointaines de la mienne; à revivre, près d’elles, ces joies saintes, à<br />
jamais per<strong>du</strong>es pour moi… <strong>Le</strong> dimanche j’errais dans les gares,<br />
au milieu des foules joyeuses, parmi les petits employés et les<br />
ouvriers qui s’en allaient, en famille, chercher un peu d’air pur,<br />
pour leurs pauvres poumons encrassés, prendre un peu de force<br />
pour supporter les fatigues de la semaine. Et je m’attachais aux<br />
pas d’un ouvrier dont la physionomie m’intéressait; j’aurais<br />
voulu avoir son dos résigné, ses mains déformées, noircies par le<br />
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