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Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher

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OCTAVE MIRBEAU<br />

— Tu crois?… Mais en lui sciant les pieds, mon chéri?<br />

Et, plus de vingt fois par jour, elle s’interrompait dans une<br />

conversation, pour me demander :<br />

— Alors, tu crois qu’il est trop grand, le beau bahut?<br />

Dans la voiture, en rentrant, Juliette se pressait contre moi, me<br />

tendait ses lèvres, me couvrait de caresses, heureuse, rayonnante.<br />

— Ah! le vilain qui ne disait rien, et qui restait à me regarder,<br />

toujours, avec ses beaux yeux tristes… oui, vos beaux yeux tristes<br />

que j’aime, vilain! Il a fallu que ce soit moi, pourtant!… Oh!<br />

jamais tu n’aurais osé, toi! Je te faisais peur, pas? Tu te rappelles,<br />

quand tu m’as prise dans tes bras, le soir?… Je ne savais plus où<br />

j’étais, je ne voyais plus rien… j’avais la gorge, la poitrine… c’est<br />

drôle… comme quand on a bu quelque chose de trop chaud…<br />

J’ai cru que j’allais mourir, brûlée… brûlée de toi… C’était si<br />

bon, si bon!… D’abord, je t’ai aimé, dès le premier jour… Non,<br />

je t’aimais avant… ah! tu ris!… Tu ne crois pas qu’on puisse<br />

aimer quelqu’un sans le connaître et sans l’avoir vu?… Moi, je<br />

crois que si!… Moi, j’en suis sûre!…<br />

J’avais le cœur si gonflé, ces choses étaient si nouvelles pour<br />

moi, que je ne trouvais pas une parole; j’étouffais dans la joie. Je<br />

ne pouvais qu’étreindre Juliette, balbutier des mots inachevés,<br />

pleurer, pleurer délicieusement. Soudain, elle devenait toute<br />

songeuse, le pli de son front s’accentuait, elle retirait sa main de<br />

la mienne. Je craignais de l’avoir froissée.<br />

— Qu’as-tu, ma Juliette?… lui demandai-je… Pourquoi es-tu<br />

comme ça?… T’ai-je fait de la peine?<br />

Et Juliette, désolée, navrée, gémissait :<br />

— L’encoignure, mon chéri!… l’encoignure <strong>du</strong> salon que<br />

nous avons oubliée.<br />

Elle passait d’un rire, d’un baiser, à une gravité subite, mêlait<br />

les tendresses et les mesures des plafonds, embrouillait l’amour<br />

avec la tapisserie. C’était adorable.<br />

Dans notre chambre, le soir, tous ces jolis enfantillages disparaissaient.<br />

L’amour mettait sur le visage de Juliette je ne sais<br />

quoi d’austère, de recueilli, et de farouche aussi; il la transfigurait.<br />

Elle n’était pas dépravée; sa passion, au contraire, se montrait<br />

robuste et saine, et, dans ses embrassements, elle avait la<br />

noblesse terrible, l’héroïsme rugissant des grands fauves. Son<br />

ventre vibrait comme pour des maternités redoutables.<br />

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