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Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher

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OCTAVE MIRBEAU<br />

noyée d’ombre, ou cachée derrière un éventail, je me disais :<br />

« C’est Juliette! » Et chaque fois, ce n’était pas Juliette. La pièce<br />

m’amusa; je ris franchement aux lourdes plaisanteries qui en<br />

constituaient l’esprit : toute cette ineptie sinistre, toute cette<br />

grossièreté canaille me charmèrent, et j’y trouvai, le plus sérieusement<br />

<strong>du</strong> monde, une ironie qui ne manquait pas de littérature.<br />

Aux scènes d’amour, je m’attendris. Je rencontrai, <strong>du</strong>rant le dernier<br />

entracte, un jeune homme que je connaissais à peine.<br />

Satisfait de pouvoir déverser sur quelqu’un ce qui s’amassait en<br />

moi de banalités communicatives, je m’accrochai à lui.<br />

— Épatante, cette pièce! me dit-il… renversante, mon cher.<br />

— Oui, elle n’est pas mal.<br />

— Pas mal! pas mal!… mais c’est un chef-d’œuvre, mon cher,<br />

un chef-d’œuvre épatant!… Moi, ce que je préfère, c’est le<br />

second acte… Il y a une situation… non, là… une situation<br />

d’une force!… C’est de la haute comédie vous savez!… Et les<br />

toilettes!… Et cette Judic! ah! cette Judic!<br />

Il se frappa la cuisse et claqua de la langue.<br />

— Ce qu’elle m’excite, mon cher!… C’est épatant!<br />

Nous discutâmes ainsi le mérite des divers actes, des diverses<br />

scènes, des divers acteurs… Au moment de nous séparer :<br />

— Dites-moi, lui demandai-je… est-ce que vous ne<br />

connaissez pas une certaine Juliette Roux?<br />

— Attendez donc!… Parfaitement!… une petite brune, très<br />

chic?… Non, je confonds… attendez donc!… Juliette Roux!…<br />

Connais pas.<br />

Une heure plus tard, je m’attablais devant un soda-water, au<br />

café de la Paix, où avaient accoutumé de se réunir, à la sortie des<br />

théâtres, les plus beaux spécimens <strong>du</strong> monde galant. Beaucoup<br />

de femmes entraient, sortaient, insolentes, tapageuses, recrépies<br />

d’une couche de poudre de riz, les lèvres à nouveau badigeonnées<br />

de rouge; à la table voisine de la mienne, une petite blonde,<br />

déjà vieille, très animée, racontait je ne sais quoi, d’une voix<br />

cassée par la noce; une autre, plus loin, brune, minaudait, avec<br />

une majesté comique de dindon, et, de la même main qui avait<br />

croché le fumier dans les cours de ferme, elle maniait l’éventail,<br />

tandis que l’homme qui l’accompagnait, affalé sur une chaise, le<br />

chapeau un peu rejeté en arrière, les jambes écartées, suçait la<br />

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