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Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher

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LE CALVAIRE<br />

profané par moi!… Va! va!… où que tu poses tes lèvres, tu respireras<br />

l’odeur impure de mes lèvres; où que tes caresses s’égarent<br />

sur cette chair prostituée, elles se heurteront aux or<strong>du</strong>res des<br />

miennes… Va! va!… baigne-la, ta Juliette, baigne-la, toute, dans<br />

l’eau lustrale de ton amour… Frotte-la de l’acide de ta bouche…<br />

Arrache-lui la peau avec les dents, si tu veux; tu n’effaceras rien,<br />

jamais, car l’empreinte d’infamie dont je la marquai est<br />

ineffaçable. » Et j’avais une envie violente d’interroger Juliette<br />

sur ce chanteur, dont l’image m’obsédait. Mais je n’osais pas. Je<br />

me contentais de prendre des détours ingénieux pour savoir la<br />

vérité : souvent, dans la conversation, je jetais un nom, subitement,<br />

espérant, oui, espérant que Juliette aurait un petit sursaut,<br />

une rougeur, se troublerait et que je me dirais : « C’est lui! »<br />

J’épuisai ainsi les noms de tous les chanteurs de tous les théâtres,<br />

sans que l’impénétrable attitude de Juliette me donnât la<br />

moindre indication. Quant à Malterre, je ne songeais plus à lui.<br />

Notre installation <strong>du</strong>ra quatre mois à peu près. <strong>Le</strong>s tapissiers<br />

n’en finissaient pas, et les caprices de Juliette nécessitaient souvent<br />

des changements très longs. Elle revenait de ses courses<br />

quotidiennes avec des idées nouvelles pour la décoration <strong>du</strong><br />

salon, <strong>du</strong> cabinet de toilette. Il fallut refaire, trois fois, entièrement,<br />

les tentures de la chambre qui ne lui plaisaient plus…<br />

Enfin, un beau jour, nous prîmes possession de l’appartement de<br />

la rue de Balzac. Il était temps… Cette existence toujours en<br />

l’air, cette fièvre continue, ces malles ouvertes, béantes ainsi que<br />

des cercueils, cet éparpillement brutal des choses familières, ces<br />

piles de linge croulant, ces pyramides de cartons que l’on renverse,<br />

ces bouts de ficelles coupées qui traînent partout, ce<br />

désordre, ce pillage, ce piétinement sauvage des souvenirs les<br />

plus chers, les plus regrettés, et, surtout, ce qu’un départ contient<br />

d’inconnu, de terreur, dégage de réflexions tristes, tout cela me<br />

ramenait à des inquiétudes, à des mélancolies, et, le dirai-je? à<br />

des remords… Pendant que Juliette tournait, voltait, au milieu<br />

des paquets, je me demandais si je n’avais pas commis une irréparable<br />

folie? Je l’aimais. Ah! certes, je l’aimais de toutes les<br />

forces de mon âme; et je ne concevais rien au-delà de cet amour<br />

qui m’envahissait chaque jour davantage, me prenait dans des<br />

fibres inconnues de moi, jusqu’ici… Pourtant, je me repentais<br />

d’avoir cédé, avec tant de légèreté et si vite, à un entraînement,<br />

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