Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
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LE CALVAIRE<br />
voir, dans un mécanisme de scènes toujours pareilles, la passion<br />
humaine rossignolant la même romance sentimentale, la gaîté<br />
dégringolant, salie de fard, au fond de la même basse pitrerie. Un<br />
fabricant de pièces, si applaudi fût-il, me faisait l’effet d’un<br />
dévoyé; il était au poète ce que le défroqué est au prêtre, le<br />
déserteur au soldat. Et j’avais souvent dans la mémoire un mot<br />
de Lirat, d’une concision formidable, d’un jugement profond.<br />
Nous avions été aux obsèques <strong>du</strong> grand peintre M…, D…,<br />
l’auteur dramatique célèbre, con<strong>du</strong>isait le deuil. Au cimetière, il<br />
prononça un discours. Cela n’avait étonné personne; M… et<br />
D… n’étaient-ils pas égaux en renommée? La cérémonie terminée,<br />
Lirat prit mon bras, et nous rentrâmes à pied, très tristes,<br />
dans Paris. Lirat paraissait absorbé en des réflexions pénibles,<br />
gardait le silence… Brusquement, il s’arrêta, croisa les bras, et<br />
balançant la tête, de cet air, comique à force de gravité, qu’il<br />
avait, il s’exclama : « Mais qu’est-ce que D… fichait là, hein,<br />
dites? » Et c’était juste. Qu’est-ce qu’il fichait là, vraiment?<br />
Venaient-ils donc de la même race, et allaient-ils à la même<br />
gloire, le fier artiste, aux pensées grandioses, aux immortelles<br />
œuvres, et l’autre, dont tout l’idéal était d’amuser, le soir, de ses<br />
plates sornettes, une assemblée de bourgeois enrichis et<br />
repus?… Oui, en vérité, qu’est-ce qu’il fichait là?<br />
Que j’étais loin de ces sentiments hargneux quand, après le<br />
dîner, ayant piaffé sur les boulevards, heureux d’un bien-être<br />
physique qui donnait à mes mouvements une légèreté, une élasticité<br />
particulières, je m’asseyais dans une salle <strong>du</strong> théâtre des<br />
Variétés, où l’on jouait une opérette à succès. <strong>Le</strong> visage délicieusement<br />
fouetté par l’air froid <strong>du</strong> dehors, le cœur tout entier<br />
conquis à l’in<strong>du</strong>lgence universelle, je jouissais véritablement. De<br />
quoi? Je ne le savais, et peu m’importait de le savoir, n’étant pas<br />
d’humeur à me livrer sur moi-même à des investigations psychologiques.<br />
Justement j’étais arrivé pendant un entracte, et la foule<br />
encombrait les couloirs, très élégante. Après avoir remis mon<br />
pardessus à l’ouvreuse, j’avais fait le tour des baignoires avec<br />
cette impatience douce, cette caressante angoisse, déjà éprouvée<br />
au Bois, et, monté à l’étage supérieur, j’avais continué le même<br />
scrupuleux examen des loges. « Pourquoi ne serait-elle pas ici? »<br />
pensai-je. Chaque fois que je ne distinguais pas nettement la physionomie<br />
d’une femme, soit qu’elle fût penchée, soit qu’elle fut<br />
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