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Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher

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OCTAVE MIRBEAU<br />

Juliette me baisa au front, prit deux billets qu’elle enfouit précipitamment<br />

dans la poche de son manteau, et son regard attaché<br />

sur les deux qui restaient et qu’elle regrettait sans doute ne de<br />

pas m’avoir demandés, elle dit :<br />

— Vrai?… Tu veux bien?… Ah! c’est gentil!… Cela fait que,<br />

si tu retournes au Ploc’h, j’irai te voir avec mon nécessaire tout<br />

neuf.<br />

Quand elle fut partie, je m’abandonnai à une violente colère<br />

contre elle, contre moi surtout, et, la colère apaisée, tout d’un<br />

coup, je m’étonnai de ne plus souffrir… Oui, en vérité, je respirais<br />

plus librement, j’étendais les bras avec des gestes forts, j’avais<br />

dans les jarrets une élasticité nouvelle; enfin, on eût dit que<br />

quelqu’un venait de m’enlever le poids écrasant que je portais<br />

depuis si longtemps sur les épaules… J’éprouvais une joie très<br />

vive à détendre mes membres, à faire jouer mes articulations, à<br />

étirer mes nerfs, ainsi qu’il arrive, le matin, au saut <strong>du</strong> lit… Ne<br />

me réveillais-je pas, en effet, d’un sommeil aussi pesant que la<br />

mort? Ne sortais-je pas d’une sorte de catalepsie, où tout mon<br />

être engourdi avait connu les cauchemars horribles <strong>du</strong> néant?…<br />

J’étais comme un enseveli qui retrouve la lumière, comme un<br />

affamé à qui on donne un morceau de pain, comme un<br />

condamné à mort qui reçoit sa grâce… J’allai à la fenêtre et<br />

regardai dans la rue. <strong>Le</strong> soleil coupait d’un angle doré les maisons<br />

en face de moi sur le trottoir, des gens passaient, vite, affairés,<br />

avec des figures heureuses; des voitures se croisaient sur la<br />

chaussée, joyeusement… <strong>Le</strong> mouvement, l’activité, le bruit de la<br />

vie me grisaient, m’enthousiasmaient, m’attendrissaient, et je<br />

m’écriai :<br />

— Je ne l’aime plus! Je ne l’aime plus!<br />

Dans l’espace d’une seconde, j’eus la vision très nette d’une<br />

existence nouvelle de travail et de bonheur. Me laver de cette<br />

boue, reprendre le rêve interrompu, j’en avais hâte; non seulement<br />

je voulais racheter mon honneur, mais je voulais conquérir<br />

la gloire, et la conquérir si grande, si incontestée, si universelle,<br />

que Juliette crevât de dépit d’avoir per<strong>du</strong> un homme tel que moi.<br />

Je me voyais déjà, dans la postérité, en bronze, en marbre, hissé<br />

sur des colonnes et des piédestaux symboliques, emplissant les<br />

siècles futurs de mon image immortalisée. Et ce qui me réjouissait<br />

surtout, c’était de penser que Juliette n’aurait pas une<br />

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