Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
You also want an ePaper? Increase the reach of your titles
YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.
LE CALVAIRE<br />
rougie et de ruines, ces plaines où, spectres de soldats, nous<br />
errions, les reins cassés, lamentablement… Cinq années seulement!…<br />
Et quand je rentrai au Prieuré, la maison était vide, mon<br />
père était mort!…<br />
Mes lettres ne lui parvenaient que rarement, à de longs intervalles,<br />
et c’étaient, chaque fois, des lettres courtes, sèches, écrites<br />
à la hâte sur le coin de mon sac. Une seule fois, après la nuit de<br />
terrible angoisse, j’avais été tendre, affectueux; une seule fois,<br />
j’avais laissé déborder tout mon cœur, et cette lettre qui lui eût<br />
apporté une douceur, une espérance, un réconfort, il ne l’avait<br />
pas reçue!… Tous les matins, m’avait conté Marie, il allait à la<br />
grille, une heure avant l’arrivée <strong>du</strong> facteur, et, en proie à des<br />
transes mortelles, il attendait, guettant le tournant de la route.<br />
De vieux bûcherons passaient, se rendant à la forêt; mon père les<br />
interpellait :<br />
— Hé! père Ribot, vous n’avez point rencontré le facteur, par<br />
hasard?<br />
— Pargué! non, m’sieur Mintié… C’est cor d’bonne heure,<br />
aussite…<br />
— Mais non, père Ribot… Il est en retard…<br />
— Ça se peut ben, m’sieu Mintié, ça se peut ben.<br />
Lorsqu’il apercevait le képi et le collet rouge <strong>du</strong> facteur, il<br />
devenait pâle, révolutionné par la terreur d’une mauvaise nouvelle.<br />
À mesure que celui-ci s’approchait, le cœur de mon père<br />
battait à se rompre.<br />
— Rien que les journaux aujourd’hui, m’sieur Mintié!<br />
— Comment!… pas de lettres encore?… Tu dois te tromper,<br />
mon garçon… Cherche… cherche bien…<br />
Il obligeait le facteur à fouiller dans sa boîte, à déficeler les<br />
paquets, à les retourner…<br />
— Rien!… mais c’est incompréhensible!<br />
Et il rentrait à la cuisine, s’affaissait dans son fauteuil en poussant<br />
un soupir.<br />
— Songe, disait-il à Marie, qui lui tendait alors un bol de lait;<br />
songe, Marie, si sa pauvre mère avait vécu!<br />
Dans la journée, au bourg, il visitait les gens qui avaient des fils<br />
à la guerre, les conversations étaient toujours les mêmes.<br />
— Eh bien? avez-vous des nouvelles <strong>du</strong> p’tit gars.<br />
— Mais non, m’sieu Mintié… Et vous-même, de M. Jean?<br />
98