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SHAHRAYAR ET LE DÉSIR DANS LE RÉCIT-CADRE DES MILLE ET UNE NUITS<br />
l'ardent désir de voir son frère le petit », précise le texte. Soulignons pour l'instant<br />
cet ardent désir comme s'il s'agissait d'un feu intérieur, brûlant, insupportable dont<br />
on aimerait connaître la cause : Shah -rayar en voulant voir son frère Shah--raman se<br />
penche en quelque sorte sur la moitié de lui-même. La partie commune de leur nom<br />
est shah, le roi en persan. La partie qui les divise peut être interprétée dans le sens de<br />
l'ambivalence du psychisme humain. Tout se passe donc au plan symbolique comme<br />
si les deux rois, les deux frères ne faisaient qu'un ; comme s'ils symbolisaient le<br />
« moi » non réconcilié, en d'autres termes, le psychisme ambivalent de l'âme<br />
humaine en prise à ses contradictions, ses peurs et ses fantômes.<br />
Un autre argument milite en faveur de cette signification symbolique, à savoir<br />
la disparition dans le récit de Shahraman, à partir du retour de Shahrayar dans son<br />
palais. <strong>Le</strong> cadet laisse toute la place à l'aîné dramatiquement prisonnier de son<br />
obsession ; dramatiquement comdamné à se venger sur les femmes accusées<br />
d'infidélité. En somme Shahraman n'est que le révélateur de l'obsession à laquelle le<br />
conte va identifier tout Shahrayar. Il nous faut à présent déterminer davantage le mal<br />
de Shahrayar, à partir d'un premier détail : « Tous deux étaient d'héroïques<br />
cavaliers ; mais le grand était meilleur cavalier que le petit » 1 ; cet aveu prend dans<br />
ce contexte tout son sens, si l'on croit avec P. Diel que le cheval représente<br />
l'impétuosité du désir 2 . Shahrayar serait donc davantage que son frère aux prises<br />
avec ses chevaux intérieurs que sont les pulsions qui peuvent pousser l'homme à<br />
détruire et à se détruire. Shahrayar en tout cas voit que sa femme non seulement le<br />
trompe avec un Noir, comme Shahraman le constate pour la sienne, mais avec vingt<br />
autres couples fornicateurs 3 . L'ignominie de la femme de Shahrayar est donc plus<br />
éclatante et plus importante encore que celle de la femme de Shahraman. Elle a pris<br />
de l'ampleur.<br />
Or cette ignominie - mais faut-il l'appeler ainsi ? - arrive chaque fois que l'un<br />
ou l'autre des rois quitte le palais : Shahraman en se rendant chez son frère,<br />
Shahzaman en partant à la chasse. La valeur symbolique de la chasse doit être<br />
relevée ici pour éclairer le fond de l'âme de Shahrayar. La chasse, qui « à l'inverse de<br />
la chasse spirituelle - selon P. Diel - qui est une quête du divin, _ est le vice d'un<br />
Dionysos Zagreus, le grand chasseur, révèle son désir insatiable de jouissances<br />
sensibles. La chasse ne symbolise plus dès lors que la poursuite de satisfactions<br />
passagères et une sorte d'asservissement à la répétition indéfinie des même gestes et<br />
des mêmes plaisirs » 4 . Shahrayar illustre cette chasse sanguinaire par la prise et la<br />
mise à mort des vierges de son pays, jusqu'au jour où « il ne resta dans la ville<br />
aucune fille en état de servir à l'assaut du monteur » 5 .<br />
La lumière se fait donc peu à peu dans la nuit de Shahrayar. Ses exploits de<br />
cavalier et de chasseur ne sont peut-être que des exploits d’« un monteur » qui n'a de<br />
cesse que de voir. Mais voir quoi ?<br />
1 MARDRUS, <strong>Le</strong>s Mille et Une Nuits, Paris, R. Laffont, 1980, p. 7.<br />
2 Dictionnaire des Symboles de J. CHEVALIER et A. GHEERBRANT, Paris, R. Laffont, 1985, art.<br />
cheval, p. 228.<br />
3 MARDRUS, p. 8 et 9.<br />
4 Dictionnaire des symboles, art. chasse, p. 214.<br />
5 MARDRUS, p. 10.<br />
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