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LA FEMME DANS LE CONTE ALGÉRIEN<br />
place d'une stratégie d'occupation des rôles masculins. Se déguiser en homme c'est<br />
en prendre les apparences de même qu'une forme de jeu de substitution des rôles et<br />
des places. C'est surtout comme nous allons le montrer, une désacralisation des<br />
fondements d'un ordre hégémonique ; celui du pouvoir phallique qui repose sur des<br />
attributs révocables et que le mode de la farce convertit en masquarade du pouvoir.<br />
Gofman est là, qui nous rappelle comment le masque des apparences est décisif dans<br />
l'interaction humaine 1 .<br />
Dans l'histoire de l'homme au tronc d'arbre et la fille du sultan, celle-ci fuit la<br />
vengeance de son mari jaloux 2 . Elle s'empare du burnous, du turban et du<br />
cheval d'un cavalier rencontré en chemin et qui voulait l'épouser. Sous ce<br />
déguisement, elle se présente au sultan, qui, séduit par son aspect, la nomme<br />
vizir. La fille du sultan en tombe amoureuse et les noces sont célébrées. Lasse<br />
d'attendre l'acte d'amour, la fille du sultan s'en ouvre au vizir qui choisit de la<br />
mettre au courant. Un jour l'époux se présente au vizir qui se fait connaître et<br />
lui apprend son histoire. <strong>Le</strong> mari les prend toutes deux pour épouses.<br />
L'ambiguïté est partout présente et l'ordre étabi un faux semblant. <strong>Le</strong> pouvoir<br />
qui exclut la femme est un leurre qui repose sur l'illusion, le masque et la duperie.<br />
L'aventure féminine est un révélateur de cette ambiguïté et de ce leurre. Ambiguïté<br />
identitaire, qui la fait passer pour cela qu'elle n'est pas, ambigüité sexuelle, travestie,<br />
la femme accède au pouvoir phallique de prendre femme dans les formes consacrées<br />
du mariage, ambiguïté de la place occupée, le pouvoir exercé par le vizir repose sur<br />
le leurre des apparences, la beauté et les dehors de l'homme. <strong>Le</strong> contre discours<br />
exhibe la vanité du pouvoir, et discrédite par l'inversion des rôles l'ordre établi. La<br />
femme, l'homme sont des places symboliquement assignées et qui peuvent être<br />
abolies.<br />
Rappelons-nous l'histoire de la femme du marchand enfermée derrière sept<br />
portes. Enlevée par le héros, elle est présentée au marchand comme sa<br />
nouvelle épouse. Stupéfait par la ressemblance, le marchand va vérifier que ce<br />
n'est pas sa propre femme, et que celle-ci est bien à sa place derrière les sept<br />
portes. Empruntant un passage dérobé, elle regagne sa place où le mari la<br />
trouve. Il revient au magasin où elle l'avait précédé. Rassuré sur sa méprise, il<br />
leur donne sa bénédiction.<br />
On le voit, la place assignée est déterminante et oblitère les fondements<br />
ontologiques de l'identité. L'exercice du pouvoir de justice est pareillement<br />
démasqué. L'homme est seul habilité à prononcer la justice et la femme qui use de ce<br />
pouvoir se disqualifie en tant qu'épouse. <strong>Le</strong>s rôles sont solidaires les uns des autres,<br />
il ne s'agit pas de pouvoirs éclatés, mais d'une vision intégrale des relations<br />
existentielles. Dans un sens différent, Georges Jean parlera de « scénario<br />
existentiel ».<br />
Contre-discours, le conte énonce les vérités refoulées, révoque en doute le<br />
principe d'unité de l'ordre et prétend à la réversibilité des rôles détenus par chacun.<br />
Dans un conte, les revenantes destituent le mari et remettent les commandes<br />
du foyer à son épouse, en lui disant : c'est toi qui commandera à ton mari et à<br />
1 Goffman D. La mise en scène de la vie quotidienne (1 et 2), 1973.<br />
<strong>Le</strong>s rites d'interaction, <strong>Le</strong>s éditions de minuit, Paris, 1973-1974.<br />
2 Mouliéras, traduction de G. Lacoste-Dujardin, Légendes et contes merveilleux de la grande Kabylie,<br />
Imprimerie nationale, Paris, 1965.<br />
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