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LE CONTE<br />
dépositaires. <strong>Le</strong>s motifs, les significations intrinsèques, l'organisation narrative<br />
même du mythe se prêtent-ils à des jeux de variations ou exigent-ils une fidélité<br />
absolue ? <strong>Le</strong> premier élément de réponse serait que la mythologie, en ne se référant<br />
pas à un prototype écrit, n'exige pas une fidélité littérale des conteurs : la situation<br />
serait identique pour le mythe et pour les formes d'épopée orale qui ont sans doute<br />
précédé l'Iliade et l'Odyssée. <strong>Le</strong> conteur a une certaine latitude d'improvisation à<br />
l'intérieur d'une combinatoire prédéterminée de variantes, de formules et de motifs.<br />
Pour le mythe, ces contraintes préalables ne concernent pas seulement l'agencement<br />
des épisodes narratifs, mais aussi les significations mêmes du récit. Nous reviendrons<br />
sur l'importance particulière de l'univers symbolique qui, pour une culture donnée,<br />
offre une gamme inépuisable de significations et de valeurs pouvant être projetées<br />
sur tous les éléments constitutifs de la réalité, humaine ou naturelle. Nous voudrions<br />
simplement souligner dès à présent le fait que la grille qui, dans une société donnée,<br />
permet de penser la réalité et le monde s'impose au conteur de mythes : le critère de<br />
la pertinence culturelle apparaît ici essentiel.<br />
La mythologie est à la fois une tradition figée où se répètent toujours les<br />
mêmes récits et une tradition évolutive et créatrice, qui, à partir des catégories de<br />
l'univers symbolique, peut composer de nouveaux mythes. Ces catégories se révèlent<br />
particulièrement contraignantes, car elles structurent la vision du monde de<br />
l'individu, sa perception de la réalité, elles assurent aussi le lien social entre tous les<br />
individus qui les partagent. Paradoxalement, même lorsque l'on veut parodier les<br />
mythes, tourner en dérision la crédulité de ceux qui les racontent, les prendre en<br />
flagrant délit de mensonges, on reste néanmoins assujetti à leur logique implicite :<br />
l'exemple de Lucien est de ce point de vue très suggestif 1 . Comment se manifeste la<br />
vitalité des mythes ? Par la perpétuation des récits canoniques ou par la liberté<br />
créatrice, les écarts signifiants du conteur par rapport au modèle ? Ces questions, on<br />
le sait, sont au cœur de l'analyse structurale des mythes, telle qu'elle a été pratiquée<br />
par C. <strong>Le</strong>vi-Strauss et appliquée au monde grec par M. Detienne ou J.-P. Vernant :<br />
car l'enjeu est d'apprécier la valeur des variantes. Doit-on privilégier l'analyse d'une<br />
version canonique du mythe ? Ou faut-il au contraire tenir compte de toutes les<br />
variantes, de leur complémentarité, de leurs contradictions ? L'une des différences<br />
existant entre les sociétés étudiées par <strong>Le</strong>vi-Strauss et le monde grec serait que, dans<br />
les premières, les diverses variantes sont produites dans la synchronie, tandis que,<br />
dans le second, elles apparaissent progressivement dans une histoire qui s'étend sur<br />
plus d'un millénaire. Il nous faudra revenir sur ce problème, mais on peut<br />
provisoirement conclure que les modalités particulières de la production mythique et<br />
de la perpétuation dynamique des récits interdisent de hiérarchiser en termes<br />
d'importance ou de pertinence les différentes variantes d'un même mythe, même si<br />
on peut apprécier leur degré respectif de diffusion ou d'ésotérisme.<br />
1 Sur l'oeuvre de Lucien, on se référera à J. BOMPAIRE, Lucien écrivain : imitation et création, Paris,<br />
De Boccard, 1958 ; G. ANDERSON, Lucian. Theme and variation in the Second Sophistic, Mnemosyne,<br />
Suppl.XLI, <strong>Le</strong>iden, Brill, 1976.<br />
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