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LE CONTE<br />
L'aveu de cette belle femme qui déjà avait trompé le génie 570 fois n'est<br />
encore que l'illustration de ce que les rois craignent devoir prouver. Décidément<br />
partout où fuit Shahrayar, partout où il se réfugie il bute sur la même chose.<br />
Shahrayar à ce titre devance les proches parents que sont Barbe-Bleue, Don Juan et<br />
Raphaël de La peau de chagrin de Balzac.<br />
Barbe-Bleue, il l'est avant l'heure, en tuant ses compagnes qui toutes avaient<br />
la malchance de savoir, pour avoir pénétré son secret, les unes en ouvrant la chambre<br />
interdite, les autres en étant témoins de ce qui se passe dans l'interdit des chambres<br />
secrètes. Mais Barbe-Bleue a beau proscrire la chambre secrète, Shahrayar a beau<br />
défendre à la femme de révéler sa peur de l'impuissance, on n'efface pas si<br />
facilement une trace. Car en voulant trop interdire, il « inter-dit » définitivement ce<br />
qu'il cherche à cacher. Son drame est là : s'il ne dit rien, l'Autre le dira. S'il l'interdit,<br />
il le dira malgré lui. C'est cela l'obsession ; être coincé et acculé à l'aveu. Rien ne sert<br />
de fuir. Don Juan le prouve.<br />
Don Juan, il en est la figure première en ce sens qu'il ne peut se satisfaire<br />
d'aucune, avant Shéhérazade. Il lui faut, comme poussé par le désir incessant, partir<br />
vers d'autres conquêtes, d'autres chasses, d'autres proies. Aucune ne lui apporte la<br />
satisfaction qu'il recherche ; car comme tout « monteur », il ne prend dans la femme<br />
que le corps, or « la prise de corps n'est que méprise de la femme. La femme ne se<br />
donne qu'en livrant le secret qu'elle détient » 1 . Rey-Flaud explicite cette pensée en<br />
écrivant qu’« ainsi la femme est par nature le lieu et non pas comme on le croit,<br />
l'objet de la quête. La femme n'est que le lieu d'un secret impossible. C'est là que<br />
s'ancre pour l'homme l'éternité de son désir » 2 . C'est pour avoir commis cette<br />
méprise sur le corps des femmes, c'est pour avoir méprisé les femmes que Shahrayar,<br />
comme plus tard Raphaël, reste en dehors de la véritable jouissance.<br />
Raphaël est encore un fils de Shahrayar en ce sens qu'il n'a pas compris la<br />
recommandation du vendeur de la peau de chagrin : « Je vais vous révéler en peu de<br />
mots un grand mystère de la vie humaine. L'homme s'épuise par deux actes<br />
instinctivement accomplis qui tarissent les sources de son existence _ VOULOIR et<br />
POUVOIR _ Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit » 3 . Or le bonheur est dans le<br />
SAVOIR comme le lui explique le sage centenaire à la page suivante : « J'ai tout<br />
obtenu parce que j'ai tout su dédaigner. Ma seule ambition a été de voir. Voir, n'estce<br />
pas savoir ? Oh ! savoir, jeune homme, n'est-ce pas jouir intuitivement ? N'est-ce<br />
pas découvrir la substance même du fait et s'en emparer essentiellement _ La pensée<br />
est la clef de tous les trésors. »<br />
<strong>Le</strong> bonheur de Shahrayar ne peut résider ni dans le vouloir, ni dans le pouvoir<br />
exercé sur le corps des femmes mais dans le savoir du secret qu'elles portent dans<br />
leur âme. <strong>Le</strong> corps ne peut être que l'espace du plaisir dans lequel s'abîment les sens,<br />
tandis que l'âme peut être l'espace ouvert à la jouissance dans laquelle s'épanouit<br />
l'esprit. Or ce secret que Shahrayar a régulièrement raté dans les mille et une vierges<br />
sacrifiées, il « l'entre-voit » enfin en Shéhérazade. Plus dramatiquement même, la<br />
1 REY-FLAUD, La névrose courtoise, Paris, Navarin, 1983, p. 91.<br />
2 REY-FLAUD, p. 93.<br />
3 H. BALZAC, La Peau de chagrin, in La Comédie Humaine, X, Paris, La Pléiade, Gallimard, 1979, p.<br />
85.<br />
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