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LE CONTE<br />
fonction médiatrice de Duniazade apparaît ici comme capitale dans la résolution de<br />
la crise de Shahrayar. Au moment où Shéhérazade cesse d'avoir une quelconque<br />
importance, après sa consommation, elle se fait désigner par une tierce personne<br />
comme une femme ayant une histoire à raconter, c'est-à-dire une femme possédant<br />
un secret susceptible d'être révélé. L'histoire et le suspense qu'elle portera<br />
représentent ce mystère dévoilé nuit après nuit. <strong>Le</strong> suspense n'a donc pas seulement<br />
comme fonction de retarder la fin du conte, et par conséquent la fin même de<br />
Shéhérazade, mais plus que cela, il est une dynamique pour en savoir toujours<br />
davantage… Si l'on pense au propos adressé à Raphaël : "n'est-ce pas jouir<br />
intuitivement ? " écouter Shéhérazade dépasse alors le plaisir du conte pour s'ouvrir<br />
sur la jouissance que possède le verbe. Par la force du verbe, Shéhérazade met<br />
définitivement en échec la brutalité du glaive, car la parole est plus pénétrante que<br />
toute lame. La première atteint l'âme, la seconde ne perce que le corps. En tenant le<br />
roi en éveil, la conteuse fait preuve d'un savoir auquel le roi se fait prendre, auquel il<br />
aimerait accéder. Il est le premier auditeur de ses contes et acquiert sur tous les<br />
auditeurs possibles l'honneur d'avoir été encore le premier. Cette place de premier lui<br />
confère un nouveau pouvoir. Grâce à Shéhérazade, il est donc aussi le premier à<br />
savoir. C'est dans la parole originale inédite et créatrice de Shéhérazade que se<br />
constitue alors Shahrayar. Cette parole une fois entendue ne doit plus jamais être<br />
muette. Shéhérazade doit désormais vivre.<br />
<strong>Le</strong> conte de Shéhérazade opère alors dans l'esprit de Shahrayar un<br />
divertissement. Non seulement l'histoire sera belle, non seulement le suspens sera<br />
intense, le roi a désormais l'esprit occupé à autre chose que sa peur obsédante.<br />
Shéhérazade opère en lui le plus grand des déplacements ; en l'entrainant dans<br />
l'histoire de ses contes elle lui offre l'occasion de s'identifier aux multiples héros qui<br />
comme lui sont en quête de la femme 1 . Durant trois ans Shéhérazade efface<br />
lentement dans la mémoire du roi les traces qu'avait laissé une autre période de trois<br />
ans durant laquelle il faisait couler le sang. Il a fallu le même temps à la conteuse<br />
pour lui présenter non seulement le charme d'histoires en elles-mêmes cathartiques<br />
mais surtout pour lui présenter son troisième enfant, témoin irréfutable de « sa<br />
puissance ». Il fallait un troisième enfant en vertu de la valeur symbolique du trois<br />
qui est la résolution des conflits symbolisés par le deux 2 . Avec le suspens d'histoires<br />
sans cesse renvoyées au lendemain, Shéhérazade réussit à captiver le roi et à lui<br />
prouver par la naissance de son troisième enfant que sa peur de l'impuissance n'était<br />
que fantasmatique. La conteuse peut désormais se taire pour faire place à d'autres<br />
conteuses qui, elles aussi, doivent s'adresser à leurs rois. Mais auparavant<br />
Shéhérazade est intrônisée reine. Shahrayar en fait son épouse officielle et afin que<br />
rien en lui n'échappe à la fête, il convoque Shahraman et lui offre Duniazade. Ce<br />
double mariage est la réconciliation même de tout son être.<br />
WEBER Edgard<br />
Université de Toulouse-<strong>Le</strong> Mirail<br />
1 C'est ce lien entre les contes et le récit-cadre que nous avons voulu illustrer dans l'étude de Qamar al-<br />
Zaman et Budur dans le livre : E. WEBER, <strong>Le</strong> secret des Mille et Une Nuits, Toulouse, Echel, 1987.<br />
2 Dictionnaire des symboles, art. trois, p. 972.<br />
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