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LE CONTE<br />
vieil Aristote, qui ne passe pas précisément pour un danseur de corde, aimait<br />
se perdre dans le plus labyrinthique et le plus subtil des discours. Il avait alors l'âge<br />
de la métis : « Plus je deviens solitaire et isolé, plus j'en viens à aimer les histoires ».<br />
Il en avait admirablement donné la raison ; comme chez le vieux Freud, c'était une<br />
admiration de connaisseur pour le tact compositeur d'harmonie et pour son art de la<br />
faire par surprise : « L'amoureux du mythe est en un sens amoureux de la sagesse,<br />
car le mythe est composé d'étonnements » (de Certeau 1975, 167). Et que l'on ne<br />
l'oublie pas : l'étonnement est à l'origine de la philosophie. On cite souvent ce<br />
Fragment d'Aristote (voir également Verbeke 1986, 239, et Detienne 1981, 13), et<br />
on peut se demander s'il s'agit vraiment d’« un aveu d'un soir » de la part d'un<br />
Aristote, « enfin vieux poupon s'abandonnant au bavardage » (Detienne 1981, 13). Il<br />
serait sans doute injuste d'expliquer la philomythie d'Aristote par l'âge et la sénilité :<br />
Aristote est un amoureux des mythes, mais « mythe » chez lui a un sens bien<br />
idéosyncratique, « intellectualisé », comme je voudrais le rappeler. S'il y a sagesse,<br />
étonnement et philosophie dans les mythes, c'est que le sémantisme de « mythe »,<br />
dans les cas où le terme est utilisé en toute euphorie et appréciation, est déviant de<br />
bien d'emplois franchement dysphorisants. Detienne (1981, 237) distingue, entre<br />
autres, les significations suivantes : muthos comme l'incroyable, le faux, dans<br />
Histoire des animaux ; comme histoires, nouvelles que racontent ceux qui perdent<br />
leur journée à parler de n'importe quoi (le philomuthos comme un bavard), dans<br />
l'Éthique à Nicomaque ; comme récit merveilleux et enchantement, dans la<br />
Métaphysique ; enfin, comme une forme prêtée à une ancienne tradition divine et<br />
ayant une grand force de persuasion chez les gens communs, également dans la<br />
Métaphysique. En tout cas, dans les écrits de l'Aristote mûr, le mythique ne<br />
fonctionne qu'au niveau préphilosophique en tant qu'heuristique et dirigeant notre<br />
attention (éventuellement et non pas nécessairement) vers la solution adéquate.<br />
Aristote pense à une intégration critique de la « pensée mythique » dans<br />
l'investigation philosophique (c'est l'idée de Verbeke 1986, 253 ss.). C'est que les<br />
« histoires », les récits, les contes, ne peuvent devenir de vrais « mythes » (qu'une<br />
fois faits tragédies, par exemple, comme le nous montre la Poétique). Par<br />
conséquent, la philomythie d'Aristote doit être bien comprise : le mythe n'est pas<br />
l'histoire contée, le mythe n'st pas substantiellemnt discursif, et il y a donc du<br />
mythique qui échappe aux critiques féroces qu'Aristote adresse à ceux qui racontent<br />
des « histoires » se référant à des mondes archaïques peuplés de dieux et de monstres<br />
pour persuader des gens « communs ». La mythophilie d'Aristote, toute suspecte<br />
qu'elle est, concerne bien évidemment le mythe dont il élabore une notion bien<br />
« intellectualisée » dans la Poétique.<br />
Plusieurs passages de la Poétique mentionnent le mythe et le mythique. Sans<br />
vouloir faire l'exégèse, je le répète, et sans vouloir ajouter une pièce vraiment<br />
originale à ce dossier déjà ample (voir, entre autres, Kyrkos 1972), il est facile de<br />
constater que, pour l'Aristote de la Poétique, le mythe est un objet théorique inventé<br />
lors d'une réflexion concernant la nature de la tragédie et non pas « le module d'un<br />
système de pensée autonome » (Detienne 1981, 238). <strong>Le</strong> mythe est « le produit d'une<br />
construction réglée », c'est l'intrigue ou l'agencement systématique des faits en<br />
histoire (voir Aristote, Poétique 1450a15, 145a1-2 et 36-8, 1453b3-6 et 1453a17-<br />
22). Je cite Detienne qui analyse la spécificité du concept aristotélicien de mythe<br />
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