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LA FEMME DANS LE CONTE ALGÉRIEN<br />
Faits et mots inversent leurs valeurs dans une sorte d'autonomie relative ; la<br />
parole semble désigner autre chose que ce qu'elle est censée nommer. <strong>Le</strong>s faits de<br />
vérité sont inaccessibles au langage qui se dépouille de sa faculté référentielle. Mais<br />
privé d'un référent fiable, le langage gagne en tant qu'acte. Il devient instrument<br />
d'action. La parole confère aux femmes qui l'utilisent pouvoir d'agir et de modifier<br />
l'action, le comportement, la psychologie, la situation d'autrui et de soi-même. La<br />
parole est action et en ce sens elle a valeur jussive, créatrice de droits et de devoirs,<br />
selon la définition de Ducrot 1 .<br />
Ainsi : Dans Loundja, la fille de l'ogresse 2 , la settout bousculée près de la<br />
source lance-t-elle un défi au héros, celui-ci s'y conforme. Il entreprend la<br />
quête de la belle Loundja, l'enlève et l'épouse.<br />
Défier le héros c'est le placer devant l'obligation existentielle d'être ou de ne<br />
pas être le héros ; c'est aussi pour la settout s'arroger un droit de défi parce que<br />
bousculée.<br />
L'ogresse du même conte adresse-t-elle ses malédictions aux deux fuyards, le<br />
héros est enlevé aux cieux par les corbeaux et la blanche et rose Loundja changée en<br />
négresse.<br />
On observe ainsi dans le conte une liturgie primitive de la parole officiée par<br />
les femmes. La malédiction a force illocutoire par la soumission nécessaire au mal de<br />
Loundja et du héros et par le droit de maudire conféré à l'ogrese par la trahison<br />
qu'elle a subie. Défis, mensonges, malédictions sont des actes ritualisés par les<br />
conventions du conte et qu'il n'est pas donné à tous de célébrer.<br />
Si les femmes sont généralement objet de quête, elles sont, quand elles<br />
commandent aux mots, origines des actions. <strong>Le</strong>ur parole est ainsi l'envers féminin de<br />
la geste masculine. Elles n'agissent pas, elles parlent, mais parler est leur mode<br />
d'agir. Valeur pardoxale de la parole, instancée d'ailleurs par la pragmatique à partir<br />
du pouvoir institutionnel qui la fonde 3 . Dans le conte, cette parole paradoxale est le<br />
fait de certaines femmes (l'ogresse, la settout ne maudissent pas à tort et à travers) ;<br />
elle est souvent utilisée à la farce et à l'humour.<br />
Dans l'histoire du bûcheron règne la misère 4 . <strong>Le</strong> bûcheron va dans la forêt, il<br />
cogne sur un arbre habité par un génie qui lui remet une soupière magique. Il<br />
suffit de la poser pour manger à satiété. L'entourage s'étonne, la femme évente<br />
le secret qu'il fallait préserver. La soupière est volée. <strong>Le</strong> mari retourne à la<br />
forêt et se lamente. <strong>Le</strong> génie lui remet une méida magique. La femme divulgue<br />
encore une fois le secret, la méida est volée. <strong>Le</strong> génie lui remet enfin un pilon<br />
qui par une formule magique démasquera la voleuse qui commençait par nier<br />
les faits ; la méida et la soupière sont finalement restituées.<br />
La répétition est évidemment symptôme. Sans cesse la femme ment, bavarde,<br />
divulgue les secrets, son activité linguistique est une parfaite dérision des lois du<br />
discours ordinaire, quand ce n'est pas du bon sens. Aussi le code de cette parole<br />
figure l'ambivalence même du conte. La parole des femmes est perversion du réel et<br />
1 O. Ducrot, <strong>Le</strong>s mots du discours, <strong>Le</strong>s éditions de minuit, Paris 1980.<br />
2 T. Larouche, <strong>Le</strong> grain magique, op. cité n° 5.<br />
3 Cf. la thèse de Berrendonner ou l'analyse benvenistienne du performatif.<br />
4 <strong>Le</strong> bâton enchaîné de S. Bencheneb, op. déjà cité ou J. Scelles-Millié, Légende dorée d'Afrique du<br />
Nord, « Petite massue fait ton travail », Maisonneuve et Larose, Paris 1973.<br />
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