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Ethique et sport en Europe<br />

sportive dans W ou le souvenir d’enfance a pour finalité unique d’exacerber<br />

la compétition, ou, si l’on préfère, d’exalter la victoire. […] Le Struggle for<br />

life est ici la loi ; encore la lutte n’est-elle rien, ce n’est pas l’amour du sport<br />

pour le sport, de l’exploit pour l’exploit, qui anime les hommes de W, mais<br />

la soif de la victoire, de la victoire à tout prix. […] Gloire aux vainqueurs !<br />

Malheur aux vaincus ! » (p. 123).<br />

L’organisation sociale est telle que les hommes sans nom propre, sans<br />

identité, sans lieu intime ou privé, luttent constamment pour une victoire<br />

sans laquelle ils sont exposés au pilori, lapidés, « accrochés aux crocs de<br />

boucher qui pendent aux portiques principaux, sous les cinq anneaux entrelacés,<br />

sous la fière devise de W, avant d’être jetés aux chiens » (p. 148).<br />

L’injustice systématique est même organisée. Les arbitres peuvent changer<br />

à tout moment les règles et les classements, de telle manière que, comme<br />

dans l’état de nature de Thomas Hobbes, « même le meilleur ne soit pas<br />

sûr de gagner ; […] que même le <strong>plus</strong> faible ne soit pas sûr de perdre »<br />

(p. 150). Alors, « la Loi est implacable, mais la Loi est imprévisible. Nul n’est<br />

censé l’ignorer, mais nul ne peut la connaître » (p. 157). Le lecteur éberlué<br />

assiste ainsi à ces courses à pied où les athlètes courent nus mais avec des<br />

chaussures aux pointes acérées, où tous les coups sont permis et dont la<br />

finalité est le viol des femmes. Avec une ironie et un humour extrêmement<br />

noirs, Perec achève un chapitre (XXIV) en écrivant : « les Officiels aiment<br />

que les Vainqueurs soient les Dieux du Stade, mais il ne leur déplaît pas<br />

non <strong>plus</strong> […] de rappeler à tous que le Sport est une école de modestie »<br />

(p. 161). Vous l’aurez compris : l’utopie se mue doucement en une antiutopie<br />

puisque la figure idyllique du sport se retourne pour laisser voir son<br />

envers monstrueux, son anti-figure détestable qu’elle cachait depuis le début<br />

sans que nous la devinions. L’anti-utopie s’achève sur ces scènes où les<br />

hommes se mettent en rangs en entendant crier « Raus! Raus! », « Schnell!<br />

Schnell! », et où l’on apprend que le 100 mètres « se court en 23 secondes<br />

et 4 dixièmes, le 200 mètres en 51 secondes ; le meilleur sauteur n’a jamais<br />

dépassé 1,30 m » (p. 220). Bref, l’utopie du sport est finalement devenue un<br />

camp de concentration.<br />

On aurait tort de considérer le roman de Perec comme un jeu facile et gratuit<br />

car l’inversion ou la perversion du sport qu’il opère dans sa froide description<br />

n’est pas un mouvement arbitraire. Il nous renseigne au contraire sur le<br />

sport à l’endroit que nous pratiquons et auquel nous assistons tous les jours<br />

sans que nous lui trouvions quelque chose d’étrange. Pourquoi nous instruitil<br />

? Parce que la perversion a consisté pour lui à pousser jusqu’aux limites<br />

extrêmes (jusqu’à l’absurde et jusqu’au cauchemar) les propriétés réelles<br />

qui font qu’un sport est un sport. Cette perversion a consisté à amener au<br />

maximum d’intensité les mécanismes qui font que le sport n’est pas vertueux<br />

ou éthique par soi et en soi, mais par la mesure que nous sommes capables<br />

ou non d’y mettre, par la relation tempérée ou non que nous avons avec lui,<br />

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