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Ethique et sport en Europe<br />
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considération d’autres fins que lui-même, sans ailleurs à la fois spatial et<br />
mental.<br />
4. Dans Les jeux et les hommes, Roger Caillois, reprenant l’ouvrage Homo<br />
ludens de l’historien de la culture Johan Huizinga, définissait le jeu par<br />
sa liberté, sa séparation, son incertitude, sa légalité, son improductivité<br />
et sa « fictionnalité ». Quand il se penche sur le sport, il trouve une<br />
autre propriété qui est celle de la compétition. Il appelle cette propriété<br />
agon, le combat, parce qu’elle repose sur la règle et la mesure.<br />
Mais, là encore, cette détermination se retrouve dans W passée à la<br />
limite, « absolutisée » par le miroir grossissant de l’utopie, c’est-à-dire<br />
pervertie. L’agon devient polemos, le combat devient la guerre, et la<br />
<strong>plus</strong> tragique de toutes, puisqu’elle est la guerre de tous contre tous.<br />
5. Mais si le sport relève du jeu, il lui manque une dimension supplémentaire<br />
pour le circonscrire pleinement. Cette dimension, qui se trouve<br />
aussi dans W, y est également amenée à son <strong>plus</strong> haut degré d’incandescence<br />
: il s’agit de l’exercice physique, de l’activité ou de l’effort<br />
corporel qui constituent sans aucun doute le noyau central du sport, sur<br />
lequel se greffent les autres propriétés du jeu que je viens de rappeler.<br />
Or dans W, l’exercice physique est lui aussi étendu à l’ensemble du<br />
monde. Cette extension amène à une société tout entière déployée sous<br />
ce que Perec appelle « la <strong>plus</strong> grande gloire du Corps ». Dès lors, tout<br />
est désormais étalé dans une corporéité, une extériorité et une matérialité<br />
qui réduisent les hommes à de pures relations extérieures et « chosifiantes<br />
» parce que le retrait de la pensée, de la réflexion, de l’intimité,<br />
du secret, du sentiment, de l’intériorité n’existe <strong>plus</strong>. Il n’y a <strong>plus</strong> que<br />
des corps en mouvement, mus par ce que Hobbes et Spinoza appelaient<br />
leur conatus, et cherchant le seul accroissement de leur puissance<br />
qui transforme leur existence en un combat sans répit, sans pitié, sans<br />
signification. Dans un monde où les hommes ne sont <strong>plus</strong> que des corps<br />
réduits à la seule intensification de l’effort, il n’y a même <strong>plus</strong> de jeu ;<br />
il n’y a <strong>plus</strong> de personne humaine, <strong>plus</strong> de valeur, <strong>plus</strong> de perspective<br />
autre et <strong>plus</strong> de pourquoi : « nicht warum », comme le rappelle Primo<br />
Levi dans Si c’est un homme.<br />
Au terme de ces cinq remarques, nous pouvons constater :<br />
1. que c’est bien le sport réel qui contient les ferments de sa propre perversion<br />
dès lors qu’il fonctionne circulairement pour lui-même, qu’il prend la<br />
forme non distanciée d’une contrainte sociale forte, qu’il s’accompagne<br />
du culte du corps, qu’il s’étend à la terre entière en un spectacle médiatique<br />
universel, qu’il suppose des professionnels de <strong>plus</strong> en <strong>plus</strong> instrumentalisés,<br />
vouant leur existence à ce corps et à ses performances tout<br />
en servant de modèle de vie presque exclusif à la majorité des enfants ;