Dépasser Stanislavski - Maison Jean Vilar
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Sans qu’elles soient toutes roses, Tchékhov ne connaît pas<br />
une enfance et une adolescence aussi éprouvantes : il reçoit<br />
une éducation, une culture, il fait des études de médecine.<br />
Tchékhov est tout le contraire d’un Gorki : il est sans illusion,<br />
il ne donne aucun conseil. Tout le contraire d’un Tolstoï qui<br />
est un prophète insurgé contre l’État, le progrès, la science…<br />
Tchékhov est un très grand écrivain dont il est diffi cile de<br />
parler à cause de son humilité même. C’est très mystérieux…<br />
Il est fragmentaire, dépouillé, sans ornement, car l’art<br />
pour l’art – comme l’idée de liberté – n’est pas un concept<br />
russe. Les grands auteurs russes avaient toujours le souci<br />
d’être accessibles : ils avaient conscience de l’état culturel,<br />
intellectuel de leur pays, ils s’adressaient à une population<br />
peu alphabétisée : ils ont pratiqué une littérature proprement<br />
populaire et non pas professionnelle comme chez nous.<br />
Proust est inimaginable en Russie. Lorsqu’il écrit, l’auteur<br />
russe a le sentiment de son lecteur. En France, les romans<br />
écrits pour les lecteurs sont les romans de gare (comme les<br />
romans policiers de Simenon précisément, et pour cette<br />
raison si méprisé !), alors que les grands écrivains écrivent<br />
pour la littérature. Tout cela dépend évidemment de l’état<br />
historique du pays, de son raffi nement. Ce qui n’empêche<br />
pas Dostoïevski d’avoir un style à lui qui n’est pas celui de<br />
Tolstoï, lequel n’est pas celui de Tchékhov. Cette littérature<br />
« populaire » n’exclut absolument pas le style, là est le secret<br />
des Russes, parce qu’ils ne sont pas coupés de leur lecteurs<br />
comme nous le sommes. Même Victor Hugo, qui est sans<br />
doute le seul à avoir réussi l’exploit d’une littérature à la fois<br />
exigeante et populaire, reste « littéraire ». Il est certain que<br />
Tchékhov écrit en conscience pour être lu par les gens les<br />
plus simples.<br />
On m’opposera qu’on est en droit de s’interroger sur la<br />
question du style dans la mesure où l’on n’a accès qu’à la<br />
traduction et je ne pratique pas assez le russe moi-même<br />
pour prétendre le parler. Le remède à cette diffi culté, c’est<br />
de lire plusieurs traductions. Seule la poésie me paraît<br />
quasiment intraduisible, mais la comparaison entre plusieurs<br />
traductions est une voie d’accès aux grands romanciers<br />
tout à fait acceptable, même si les Russes ne pensent pas<br />
comme nous : ainsi, ils n’ont qu’un temps pour le passé,<br />
leur vocabulaire est beaucoup plus concret que le nôtre,<br />
et plus riche, plus précis… Il reste que ces grands auteurs<br />
se sont parfaitement acclimatés, ils « passent » très bien et<br />
tant pis si ce n’est pas exact, si « le jardin des cerisiers » est<br />
plus littéral que « la cerisaie », si « les possédés » est une<br />
approche plus juste que « les démons », ou l’inverse… Nous<br />
savons bien que les deux langues n’ont pas le même état<br />
et qu’une traduction trop exacte touche au galimatias des<br />
versions grecques ou latines de nos chères études ! Pour<br />
moi, une vraie traduction ne doit pas être seulement fi dèle<br />
au texte mais à la pensée. L’avantage avec l’œuvre souvent<br />
brève, fragmentaire, de Tchékhov, est de pouvoir aller d’une<br />
traduction à l’autre, ce qui procure certain plaisir… De toutes<br />
façons, la question reste très mystérieuse : comment se faitil<br />
que les auteurs allemands « passent » moins bien que<br />
les auteurs russes ? Que Thomas Mann – que je place très<br />
haut – soit si peu connu chez nous ? Au-delà des mauvais<br />
souvenirs qu’ont pu laisser trois guerres successives avec<br />
l’Allemagne, d’où viennent cette réserve à l’égard de la<br />
littérature allemande et cette sympathie pour la russe ?<br />
Encore un mystère…<br />
Enfi n, je crois qu’il ne faut pas réduire Tchékhov à je ne sais<br />
quel impressionnisme, qui n’appartient pas à l’âme russe et<br />
encore moins à son génie. L’impressionnisme abolit l’espace,<br />
et Tchékhov c’est l’espace. Même s’il n’écrit que quelques<br />
pages d’une histoire de rien, d’une histoire sans histoire,<br />
l’espace est là, au-dedans comme au dehors, Tchékhov ne<br />
se limite jamais au seul sujet de la nouvelle… Les grands<br />
peintres français ne sont pas impressionnistes, ni Cézanne, ni<br />
Manet, ni Van Gogh ne le sont. L’impressionnisme de Monet,<br />
Sisley, Pissaro, est petit en comparaison, et ne correspond<br />
pas au sentiment de l’immensité. On a reproché à Lévitan,<br />
le grand ami de Tchékhov, une peinture de calendrier des<br />
postes, mais pour moi la peinture de calendrier c’est Monet !<br />
D’ailleurs, on le retrouve souvent sur les calendriers…<br />
Les tableaux d’Isaac Lévitan sont métaphysiques, en<br />
comparaison. Il n’est pas étonnant que Tchékhov ait aimé<br />
Au-dessus du repos éternel, ce tableau où l’on voit un fl euve<br />
s’épandre infi niment au pied d’une minuscule chapelle et<br />
de son cimetière : Tchékhov est là tout entier, si petit et<br />
pourtant immense, car pour lui tout est vivant, l’homme,<br />
l’animal, mais aussi les objets, un cendrier, le moindre brin<br />
d’herbe… Encore un trait caractéristique de l’âme russe :<br />
cette intemporalité, cette absence d’analyse psychologique,<br />
d’introspection (sauf chez Dostoïevski), ce détachement<br />
proposent une autre énigme à notre fascination…<br />
D.F.<br />
d’après un entretien avec Jacques Téphany<br />
Ecrivain et critique littéraire, distingué par le Prix Médicis et le Prix<br />
Goncourt, Dominique Fernandez a été élu à l’Académie française<br />
en mars 2007, au fauteuil de <strong>Jean</strong> Bernard.<br />
Dernier ouvrage paru : L’Ame russe, photographies d’Olivier Martel,<br />
Ed. Philippe Rey, 2009.<br />
<br />
Isaak Ilyich Levitan : Au-dessus du repos éternel,<br />
huile sur toile (150x206), 1894.<br />
Collection Galerie nationale Tretyakov, Moscou.<br />
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