28.06.2013 Views

Dépasser Stanislavski - Maison Jean Vilar

Dépasser Stanislavski - Maison Jean Vilar

Dépasser Stanislavski - Maison Jean Vilar

SHOW MORE
SHOW LESS

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

Une Cerisaie<br />

sur mesure<br />

<strong>Jean</strong>-Claude<br />

Carrière<br />

En 1981, Peter Brook met en scène La Cerisaie de<br />

Tchékhov adaptée par <strong>Jean</strong>-Claude Carrière. Une<br />

Cerisaie qui fait date et change notre regard sur le<br />

théâtre tchékhovien.<br />

Quand Peter Brook a décidé de monter La Cerisaie, pièce<br />

ultra connue et souvent traduite, j’ai pensé pouvoir prendre<br />

quelques mois de vacances ou faire autre chose. Il y avait<br />

des traductions d’Adamov, d’Elsa Triolet et d’autres encore<br />

faites par des gens d’origine russe. Mais en commençant à<br />

travailler sur ces différentes traductions, Peter, qui connaît<br />

le russe, s’est aperçu qu’elles ne correspondaient pas du<br />

tout au rythme ni même au sens du texte original.<br />

Il m’a demandé d’assister à quelques répétitions pour me<br />

montrer les différences entre les textes français et celui de<br />

Tchékhov. Pour voir si je pouvais y arriver, nous avons fait<br />

un essai en prenant au hasard une page dans La Cerisaie.<br />

La belle-mère de Peter, qui était Russe, m’a fait un mot à<br />

mot. Nous sommes tombés sur le passage où le paysan<br />

Pichtchik est très fi er de sa fi lle parce qu’elle lit Nietzsche.<br />

À un moment donné, on dit dans le texte russe : « Nietzsche,<br />

cet homme au cerveau colossal ». La belle-mère de Peter<br />

m’a expliqué que le mot colossal n’existait pas en russe.<br />

Tchékhov a pris le mot allemand avec un « k ».<br />

Dans toutes les traductions que j’avais, cette phrase était<br />

traduite par « cet homme a une remarquable intelligence »,<br />

« cet homme très intelligent » etc. Tchékhov a écrit tout<br />

autre chose. « Cet homme au cerveau colossal » un acteur<br />

peut le jouer, en faire beaucoup de choses. « Un homme à<br />

l’intelligence supérieure » c’est complètement plat.<br />

Dans La Cerisaie, Epikhodov se lance dans ses phrases<br />

comme dans une grande aventure. Ses phrases ne se<br />

terminent pas, restent en suspens. Or dans toutes les<br />

traductions elles sont fi nies, achevées.<br />

Je me souviens que Peter m’a dit alors : « Tu sais, Tchékhov<br />

est un écrivain. Ce n’est pas quelqu’un qui fait des phrases<br />

comme de l’eau tiède. Il écrit plus comme Beckett que<br />

comme un auteur de boulevard. Il a une langue forte, riche,<br />

très vivante. Ce n’est en aucun cas un auteur nostalgique,<br />

triste, terne, comme on avait tendance à le croire ».<br />

J’ai compris que c’en était fi ni de mon espoir de vacances et<br />

que j’allais devoir m’atteler à la traduction de La Cerisaie.<br />

À partir du texte russe, la belle-mère de Peter, qui ne<br />

connaissait pas suffi samment le français, m’a fait un mot<br />

à mot anglais et ensemble nous sommes arrivés à notre<br />

version française de la pièce. Notre travail consistait à<br />

adapter le texte français au texte russe avec la plus grande<br />

fi délité, à restituer la simplicité des phrases russes sans<br />

chercher à leur donner une tournure littéraire.<br />

Peter Brook participait bien sûr à ce travail. Dès que nous<br />

avions deux ou trois scènes, nous en parlions et surtout nous<br />

pouvions les essayer avec des comédiens dans l’espace des<br />

Bouffes du Nord. Tout ce travail s’est fait dans un constant<br />

aller et retour entre l’écriture et la scène. Il n’a pas été très<br />

long - deux mois peut-être - mais intense. Pour moi, un texte<br />

n’est jamais défi nitif avant la cinquantième représentation.<br />

Le public aussi nous aide à écrire.<br />

Tchékhov n’est pas un auteur qui dit tout ; il évoque<br />

énormément, il laisse son texte respirer. Dans ses œuvres,<br />

beaucoup de choses se passent entre les répliques. C’est<br />

un de mes auteurs favoris et pas seulement pour le théâtre.<br />

Longtemps j’ai eu un exemplaire de ses contes dans ma<br />

poche. C’est un vrai compagnon.<br />

Chez lui, comme chez la plupart des grands auteurs, il n’y a<br />

pas les bons et les méchants. Pas de personnages marqués<br />

comme mauvais, pernicieux, menteurs, chacun a une vie<br />

propre.<br />

Dans La Cerisaie par exemple, même les personnages<br />

qui ont très peu de répliques ont une vie, ils incarnent<br />

quelqu’un. À mon avis cela tient au fait, de ce qu’on peut<br />

savoir de Tchékhov, qu’il réunissait deux qualités qu’on<br />

trouve rarement ensemble : l’intelligence et la bonté.<br />

On sent constamment ce va-et-vient entre une perception<br />

très aiguë du sentiment humain et une grande tendresse, une<br />

bonté pour ses personnages. Il n’en méprise aucun. Il leur<br />

donne toutes les chances d’exister. Je l’ai souvent rapproché<br />

du cinéaste japonais Ozu que j’aime énormément. Chez Ozu,<br />

tous les personnages sont pleins de bonne volonté, veulent<br />

le bien des autres. Mais les petits incidents de la vie, les<br />

petites impossibilités, font que ça tourne mal.<br />

Vous me parlez de la fameuse théâtralité des personnages<br />

de Tchékhov. On ne peut pas dire que ses personnages se<br />

comportent comme n’importe qui dans la vie. Ce sont des<br />

êtres de théâtre. Pour certains d’entre eux, leur théâtralité<br />

s’extériorise ; pour d’autres, elle s’intériorise, ils se taisent.<br />

Une autre chose, très sensible chez lui - mais cela c’est<br />

l’Histoire qui nous le dit, à l’époque il ne le savait pas - est<br />

qu’il décrit la fi n d’un monde. Ses personnages appartenant<br />

à la même catégorie sociale, la bourgeoisie moyenne, qui se<br />

targuent d’être cultivés, qui veulent vivre à l’occidentale, qui<br />

croient au progrès, ne savent pas qu’ils vont dans le mur.<br />

C’est très troublant par exemple chez Trofi mov, l’éternel<br />

étudiant, qui parle avec un lyrisme formidable du futur de la<br />

Russie sans se douter de ce qui l’attend.<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 78

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!