Dépasser Stanislavski - Maison Jean Vilar
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Pétersbourg ; il écrit des ouvrages scientifi ques stupides<br />
dont de vieilles dames font leurs délices. Mais ce n’est<br />
qu’une bulle de savon, tandis que des hommes pleins de vie<br />
et de dons, comme l’oncle Vania, croupissent dans des coins<br />
oubliés de la vaste Russie si mal organisée…<br />
Un autre fait caractéristique : nous préparions Les Trois<br />
Sœurs. Sans attendre la première, Tchékhov partit pour<br />
l’étranger, sous prétexte de mauvaise santé. Mais je pense<br />
que c’était plutôt inquiétude pour sa pièce.<br />
On en était déjà aux répétitions générales, lorsqu’arriva<br />
une lettre de Tchékhov. Elle ne portait que cette phrase :<br />
« Biffer le monologue d’André dans le dernier acte et le<br />
remplacer par les mots : Une épouse n’est qu’une épouse ».<br />
Dans le manuscrit, André prononçait un brillant monologue<br />
qui dépeignait l’esprit petit bourgeois de bien des femmes<br />
russes : avant le mariage elles sont toute poésie et toute<br />
grâce, mais une fois mariées elles revêtent robe de chambre<br />
et pantoufl es, atours sans goût ; et il en va de même pour<br />
leur âme. Que dire de ces femmes ? Cela vaut-il la peine<br />
de s’y arrêter longuement ? « Une épouse n’est qu’une<br />
épouse !» L’acteur, grâce à l’intonation, peut tout exprimer<br />
par ces mots. Cette fois encore le laconisme profond et plein<br />
de sens de Tchékhov avait raison.<br />
Rien d’étonnant à ce que la préparation de La Cerisaie fût<br />
lente et pénible : la pièce en elle-même est très diffi cile.<br />
Son charme est dans un arôme insaisissable, profondément<br />
caché. Pour le sentir, il faut, pour ainsi dire, brusquer<br />
l’éclosion d’un bourgeon, sans toutefois le violenter, pour<br />
que la tendre fl eur ne se fane pas.<br />
A cette époque, notre technique intérieure, l’art d’agir sur<br />
la création des acteurs, demeuraient encore assez primitifs.<br />
Nous n’avions pas encore trouvé les voies mystérieuses qui<br />
mènent à l’œuvre poétique. Pour aider les acteurs, pour<br />
exciter leur mémoire affective et leur divination créatrice,<br />
nous avions recours à l’illusion des décors, au jeu des bruits<br />
et des lumières. Comme cela réussissait parfois, j’en vins à<br />
abuser de ces effets scéniques.<br />
– Ecoutez ! disait un jour Tchékhov de façon à ce que je<br />
l’entendisse. J’écrirai une nouvelle pièce qui commencera<br />
ainsi : « Qu’il fait beau, qu’il fait doux ! On n’entend ni<br />
oiseaux, ni chiens, ni coucou, ni hibou, ni rossignol, ni<br />
grelots, ni horloge, ni même un seul grillon. »<br />
C’était évidemment une pierre dans mon jardin.<br />
<br />
Constantin <strong>Stanislavski</strong><br />
extrait de Ma vie dans l’art, préface de Jacques Copeau,<br />
Paris, Ed. Albert, 1934<br />
La Mouette, mise en scène Constantin <strong>Stanislavski</strong>,<br />
1898. Collection Musée du Théâtre d'Art, Moscou.<br />
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