Dépasser Stanislavski - Maison Jean Vilar
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Traduire Tchékhov<br />
André Markowicz<br />
et Françoise Morvan<br />
André Markowicz : Tchékhov est le seul auteur russe que<br />
nous ayons traduit à deux. Quand j’étais enfant, à Moscou,<br />
dans les années 60, j’ai été élevé par une grand-mère et<br />
une grand-tante qui auraient pu connaître Tchékhov, qui<br />
parlaient la langue qu’il donne à ces trois sœurs qui rêvent<br />
sans fi n de retrouver Moscou, à Vania, à sa mère, comme à<br />
Sérébriakov et à Sonia… Tous baignent dans un même état<br />
de langue et dans un même rêve de culture, d’émancipation<br />
par la culture, par la beauté, une même croyance intelligente<br />
en un avenir possible — et c’est ce rêve qui est trahi. Il est<br />
trahi dans Platonov, dans Les Trois Sœurs, dans Oncle Vania<br />
comme dans La Cerisaie. Mais il est trahi injustement, et la<br />
croyance en cet avenir meilleur demeure. […] La présence de<br />
Tchékhov pour moi, c’est la présence de la langue perdue,<br />
du russe d’avant la Révolution et des valeurs, des espoirs,<br />
de la vie qu’il portait. J’entends cette langue comme celle<br />
d’avant un séisme et ce séisme y est déjà présent. Tchékhov<br />
le perçoit avec une prescience qui serre le cœur. Chaque<br />
phrase, banale, on ne peut plus banale (en cela réside<br />
son art) contient un gouffre. Mais comment faire sentir en<br />
français justement ce qui n’est pas dit, et ce qui ne doit<br />
surtout pas être dit ? Un indice, un tout petit indice, donne<br />
soudain le sentiment que l’on côtoie un abîme, et cet indice<br />
n’est jamais perçu que comme une infi me distorsion dans<br />
un ensemble.<br />
J’aurais très bien pu traduire tout seul le théâtre de Tchékhov<br />
puisque je comprends ce qu’il dit – je suis de langue<br />
maternelle russe – et que, fi nalement, on ne me demandait<br />
que de donner un équivalent français à des phrases russes.<br />
Je sais d’ailleurs que j’aurais apporté à cette traduction<br />
quelque chose qui, certainement, jusqu’alors faisait défaut<br />
aux traductions françaises, la perception du non-dit, une<br />
sorte de relation immédiate à l’arrière-fond du texte. Je n’y ai<br />
aucun mérite : par le hasard du sort, ce que je perçois dans<br />
ma langue maternelle se traduit dans ma langue paternelle<br />
avec une intensité émotive à peu près comparable. Ça ne se<br />
traduit pas, ça se transpose. Finalement, j’aurais pu traduire<br />
tout le théâtre de Tchékhov en trois ou quatre mois, juste le<br />
temps de taper et de relire. C’est d’ailleurs comme ça que<br />
j’ai traduit Platonov, en 1990, quand Georges Lavaudant me<br />
l’a demandé — et ma traduction, qui était très défectueuse,<br />
a été encensée… Sauf que, par une chance incroyable,<br />
lors de la lecture à la table, puis au cours des répétitions,<br />
grâce à la présence d’un metteur en scène et de comédiens<br />
exceptionnels, j’ai compris que je n’avais rien compris. Et,<br />
autre chance incroyable, j’avais, avec Françoise Morvan,<br />
qui avait relu cette traduction, quelqu’un qui avait à la<br />
fois la même expérience de langue perdue, et qui avait ce<br />
qui me manquait à l’arrivée : la possibilité de mobiliser<br />
immédiatement la présence en soi de plusieurs registres<br />
vécus de l’intérieur, des possibilités tellement évidentes<br />
qu’elles sont invisibles, et que, bien sûr, on n’y pense pas…<br />
Ma langue paternelle est le français, j’ai fait des études<br />
de lettres, je possède bien cette langue, comme on dit, et<br />
pourtant il me manque ce qui fait la vie d’une langue vécue<br />
depuis plusieurs générations, ces petites phrases, ces<br />
mots qu’on ne dit plus, même si, bien sûr, on les connaît,<br />
et les noms de plantes ou d’oiseaux qui sont employés par<br />
Tchékhov parce qu’ils disent à eux seuls tout un paysage,<br />
une saison, une lumière… Il me manque aussi la lenteur, la<br />
patience. Pour Dostoïevski, ce qui compte, c’est l’impulsion,<br />
l’énergie. Tchékhov est un auteur très rapide, contrairement<br />
à ce qui a pu être dit, mais qui perçoit tout à chaque instant<br />
dans sa totalité et place le plus petit détail à son juste endroit<br />
en tenant compte du tout, ce qui donne une impression de<br />
lenteur. La première fois que nous avons fait une expérience<br />
de traduction ensemble avec Françoise (j’étais alors étudiant<br />
et c’était mon premier contrat : je devais traduire des<br />
nouvelles de Tchékhov), je lui ai envoyé mes épreuves pour<br />
relecture et je suis tombé des nues : elle me corrigeait en<br />
remettant en place les phrases selon l’ordre du texte russe…<br />
C’est à partir de ce moment-là que nous avons commencé à<br />
travailler ensemble. […]<br />
Nous avons mis au point une méthode de traduction<br />
totalement improvisée mais qui, au fi l des années, s’est<br />
affi née sans vraiment changer : je dactylographie, le<br />
matin, un texte totalement spontané, tel qu’il se traduit<br />
en moi, en mettant en note des explications. Françoise le<br />
reprend, l’après-midi, et pose des questions ; elle fait des<br />
propositions ; nous les reprenons ensemble le soir ; le<br />
lendemain, elle rédige de nouvelles propositions pendant<br />
que j’avance sur la suite : nous revoyons ses propositions et<br />
nous avançons un peu, et ainsi de suite, jusqu’au moment<br />
où, soudain, un personnage trouve sa voix, puis un autre,<br />
puis nous savons intuitivement ce qu’ils diraient, et il nous<br />
faut juste avancer un peu comme un comédien investit son<br />
rôle, sauf que nous en avons plusieurs à interpréter. C’est<br />
généralement à la dixième ou à la douzième étape du travail<br />
que les choses sont mises en place, et Françoise propose<br />
une dernière version, provisoirement défi nitive, que nous<br />
revoyons, avant de la soumettre au metteur en scène.<br />
À ce moment-là, peut suivre une phase décisive : on<br />
confronte, on interroge, avec le metteur en scène, l’assistant,<br />
le dramaturge, un ou des comédiens parfois… Françoise<br />
s’est déjà chargée de chercher les traductions existantes et<br />
de les confronter à notre version, de manière à poser des<br />
questions sur les divergences qui existent toujours, mais<br />
il arrive que le metteur en scène ait le désir d’avancer, lui<br />
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 80