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Dépasser Stanislavski - Maison Jean Vilar

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Le monde<br />

de Tchékhov<br />

Vassili Grossman<br />

Ne touchez pas à Tchékhov, je l’aime plus que tous les autres<br />

écrivains. […]<br />

Il a pris sur ses épaules cette démocratie russe qui n’a pu<br />

se réaliser. La voie de Tchékhov, c’était celle de la liberté.<br />

Nous avons emprunté une autre voie, comme a dit Lénine.<br />

Essayez donc de faire le tour des personnages tchékhoviens.<br />

Seul Balzac a su, peut-être, introduire dans la conscience<br />

collective une telle quantité de gens. Non, même pas.<br />

Réfl échissez un peu : des médecins, des ingénieurs, des<br />

avocats, des instituteurs, des professeurs, des propriétaires<br />

terriens, des industriels, des boutiquiers, des gouvernantes,<br />

des laquais, des étudiants, des fonctionnaires de tous<br />

grades, des marchands de bestiaux, des entremetteuses,<br />

des sacristains, des évêques, des paysans, des ouvriers,<br />

des cordonniers, des modèles, des horticulteurs, des<br />

zoologistes, des aubergistes, des gardes-chasse, des<br />

prostituées, des pêcheurs, des offi ciers, des sous-offi ciers,<br />

des artistes peintres, des cuisinières, des écrivains, des<br />

concierges, des religieuses, des soldats, des sages-femmes,<br />

des forçats de Sakhaline…<br />

Ça suffi t ! Ça suffi t ! […]<br />

Ah, ça suffi t ? Non, cela ne suffi t pas ! Tchékhov a fait entrer<br />

dans nos consciences toute la Russie dans son énormité ; des<br />

hommes de toutes les classes, de toutes les couches sociales,<br />

de tous les âges... Mais ce n’est pas tout ! Il a introduit ces<br />

millions de personnes en vrai démocrate, comprenez-vous,<br />

en démocrate russe. Il a dit comme personne ne l’a fait avant<br />

lui, pas même Tolstoï, que nous sommes avant tout des<br />

êtres humains ; comprenez-vous : des êtres humains ! Il a dit<br />

que l’essentiel, c’était que les hommes sont des hommes, et<br />

qu’ensuite seulement, ils sont évêques, russes boutiquiers,<br />

tatares, ouvriers. Vous comprenez ? Les hommes sont bons<br />

ou mauvais non en tant que Tatares ou Ukrainiens, ouvriers<br />

ou évêques ; les hommes sont égaux parce qu’ils sont des<br />

hommes. Il y a cinquante ans on pensait, aveuglé par des<br />

œillères partisanes, que Tchékhov a été le porte-parole d’une<br />

fi n de siècle. Alors que Tchékhov a levé le drapeau le plus<br />

glorieux qu’ait connu la Russie dans son histoire millénaire :<br />

le drapeau d’une véritable démocratie russe, bonne et<br />

humaine ; le drapeau de la dignité de l’homme russe, de<br />

la liberté russe. Notre humanisme a toujours été sectaire,<br />

cruel, intolérant. D’Avvakoum à Lénine, notre conception de<br />

la liberté et de l’homme a toujours été partisane, fanatique ;<br />

elle a toujours sacrifi é l’homme concret à une conception<br />

abstraite de l’homme. Même Tolstoï, avec sa théorie de la<br />

non-résistance au mal par la force est intolérant, et surtout,<br />

son point de départ n’est pas l’homme mais Dieu. Il veut<br />

que triomphe l’idée de la bonté, mais les hommes de Dieu<br />

ont toujours aspiré à faire entrer de force Dieu en l’homme :<br />

et pour arriver à ce but, en Russie, on ne reculera devant<br />

rien : on te tuera, on t’égorgera sans hésiter.<br />

Qu’a dit Tchékhov ? Que Dieu se mette au second plan, que se<br />

mettent au second plan les « grandes idées progressistes »<br />

comme on les appelle ; commençons par l’homme, soyons<br />

bons, soyons attentifs à l’homme quel qu’il soit : évêque,<br />

moujik, industriel millionnaire, forçat de Sakhaline, serveur<br />

dans un restaurant ; commençons par aimer, respecter,<br />

plaindre l’homme, sans quoi rien ne marchera jamais chez<br />

nous. Et cela s’appelle la démocratie, la démocratie du<br />

peuple russe, une démocratie qui n’a pas vu le jour.<br />

En mille ans, l’homme russe a vu de tout, la grandeur<br />

et la super grandeur, mais il n’a jamais vu une chose,<br />

la démocratie. Et voilà (nous y revenons), ce qui sépare<br />

les décadents de Tchékhov. L’État peut s’irriter contre le<br />

décadent, lui donner une taloche ou un coup de pied au cul ;<br />

mais l’État est incapable de comprendre l’essentiel chez<br />

Tchékhov, et c’est pourquoi il le tolère. La démocratie n’a<br />

pas sa place chez nous, la véritable démocratie, bien sûr, la<br />

démocratie humaine.<br />

Extrait de Vie et destin<br />

traduit du russe par Alexis Berelowitch<br />

avec la collaboration d’Anna Coldefy-Faucard,<br />

Ed. L’Âge d’Homme, 1980<br />

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