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Dépasser Stanislavski - Maison Jean Vilar

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Le directeur d’un grand théâtre à Paris me déclarait<br />

récemment : « Au fond, l’urgence aujourd’hui c’est d’en fi nir<br />

avec votre Tchékhov ». Et aussi prompt que lui à dégainer,<br />

je lui répondis de façon tout aussi provocante : « En<br />

fi nir peut-être, mais pas avec mon Tchékhov, avec votre<br />

Claudel ». Au-delà des boutades, n’est-ce pas pourtant<br />

une sorte de satiété tchékhovienne qu’évoquait à bon droit<br />

mon honorable interlocuteur, un excès de consensus, une<br />

fi xation abusive, qui empêcherait à terme toute tentative<br />

de sortie ou de renouvellement ? Car enfi n tout le monde<br />

aujourd’hui revendique, traduit, adapte, met en scène, joue,<br />

Tchékhov. Qu’importe si les pratiques, les références, les<br />

modalités, les objectifs des uns et des autres se révèlent<br />

contradictoires voire incompatibles ? Tchékhov est à l’affi che.<br />

Cela suffi t. Mais de quel Tchékhov peut-il s’agir ? L’œuvre<br />

transcenderait-elle par défi nition chacun des traitements<br />

qu’elle endure? Procèderait-elle d’une unité originelle que<br />

rien ne pourrait entamer ? On serait tenté de le croire, si l’on<br />

songe à la multitude de propositions disparates qui nous<br />

ont été faites, voire assénées, sans que jamais, la parole de<br />

Tchékhov se perde tout à fait.<br />

Tout commence, semble-t-il, à l’orée du XX e siècle avec<br />

<strong>Stanislavski</strong> et le Théâtre d’Art. Ils font de Tchékhov le cobaye<br />

autant que le parangon du naturalisme psychologique,<br />

le chantre d’un humanisme discret, celui de la vie grise,<br />

de la résignation, au jour le jour, dans la vague espérance<br />

d’un avenir meilleur. Le consentement à la terne usure<br />

du quotidien devient, ici, la condition d’une sorte de salut<br />

spirituel, de rédemption intérieure. C’est oublier pourtant<br />

que Tchékhov n’a cessé de désigner la soumission au<br />

quotidien comme la plus sûre façon qu’ont les hommes de<br />

s’abdiquer.<br />

En manière de protestation, se souvenant de la mise en<br />

garde de Tchékhov à <strong>Stanislavski</strong> : « Ne voyez pas dans La<br />

Cerisaie un drame, voyez-y une comédie », se souvenant<br />

aussi de ses conversations avec l’auteur, quand il était luimême<br />

un de ses interprètes au Théâtre d’Art, Meyerhold a<br />

choisi de privilégier en lui l’héritier de Gogol, de majorer dans<br />

l’œuvre sa dimension farcesque, proche déjà d’un tragique<br />

du grotesque et de l’absurde. Meyerhold ne s’y risqua luimême,<br />

à ma connaissance, que dans deux pièces en un<br />

acte : La Demande en mariage et Le Jubilé, mais il a ouvert<br />

la voie à une approche féconde, chaque fois qu’elle a su ne<br />

pas se limiter à la seule dimension satirique ou burlesque<br />

du projet tchékhovien.<br />

Vint l’ère communiste. Elle rapatrie un demi-siècle durant<br />

Tchékhov dans le camp du réalisme socialiste, transformant<br />

l’être tchékhovien en homo sovieticus, vertueux<br />

et tenace, dur au mal, arpenteur de bonheurs simples,<br />

procureur infatigable des injustices et des privilèges<br />

de la société tsariste, héros somme toute tranquille, en<br />

attente de lendemains qui chanteraient sous la dictature<br />

d’un prolétariat enfi n libéré de la lutte des classes et de<br />

l’exploitation capitaliste.<br />

Dans le même temps, en Europe occidentale, dans le sillage<br />

des nostalgiques russes blancs émigrés et de la lumière<br />

tamisée des Pitoëff, puis d’André Barsacq, s’affi rmait sur les<br />

scènes européennes une certaine conception de l’homme<br />

éternel, transcendant l’Histoire, ses ruptures et ses<br />

tragédies en une musique douce, un humour tendre, une<br />

tristesse d’âme insondable et discrète. C’est ce Tchékhovlà<br />

que je rencontrais en premier. Il bouleversait ma mère :<br />

« C’est lui que tu devrais mettre en scène, et pas tes auteurs<br />

allemands qui me font peur » me disait-elle. Je n’ai pas eu<br />

le temps de lui donner cette joie. Je me souviens pourtant.<br />

Catherine Sellers, Tania Balachova, Jacques Amyriam,<br />

Paul Bernard jouaient La Mouette à l’Atelier chez Barsacq.<br />

Comme la Macha des Trois Sœurs , nous rêvions de Moscou<br />

et nous nous sentions l’âme slave.<br />

<br />

La Mouette, mise en scène André Barsacq, 1955.<br />

Photo Lipnitzki / Roger-Viollet.<br />

Il fallut attendre <strong>Vilar</strong> et sa « création mondiale » de Platonov,<br />

dans l’adaptation encore très partielle de Pol Quentin, pour<br />

que nous découvrions enfi n chez le jeune Tchékhov de 20<br />

ans une formidable réserve de révolte et de colère. Ici les<br />

hommes ne s’abandonnaient plus, résignés et charmants,<br />

aux cruelles facéties de la fatalité. Comme Tchékhov, ils<br />

étaient entrés dans la vie pour combattre les paresses,<br />

les mensonges, les injustices, l’alcool. Ils avaient créé des<br />

dispensaires, des écoles, des bibliothèques, des centres<br />

de loisirs. Mais la plupart avaient renoncé. Le théâtre de<br />

Tchékhov, en effet, ne consiste pas seulement en une variation<br />

infi niment recommencée, autour de la vente d’une maison<br />

de famille qui dirait le passage du temps et la bascule des<br />

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