dramatique. Mais c’est à l’action intérieure qu’appartient la première place. C’est pourquoi ils ont tort, ceux qui jouent dans Tchékhov «la situation» et qui ne saisissent que l’aspect superfi ciel des rôles sans en pénétrer la vie profonde. L’essentiel, ici, c’est l’âme des personnages. Il ne s’agit pas de jouer, de représenter Tchékhov ; il faut être, c’est-à-dire vivre, exister, en suivant pour ainsi dire la voie principale de l’âme sise en ses profondeurs. La puissance de Tchékhov est faite d’effets les plus divers, souvent inconscients. Tantôt il est impressionniste, tantôt symboliste, et quand il le faut, réaliste jusqu’à friser le naturalisme. Il manie la vérité extérieure à l’égal de la vérité intérieure. Mieux que quiconque, il sait utiliser et faire vivre l’accessoire inanimé, le décor, l’éclairage. Il a augmenté et affi né la connaissance que nous avions de la vie des objets, des sons, de la lumière, de tout ce qui au théâtre, comme dans la vie, agit si fortement sur l’âme humaine. Crépuscule, coucher ou lever du soleil, pluie, orage, premiers chants des oiseaux matinaux, bruit de sabots sur le pont, fracas d’une voiture qui s’éloigne, l’heure qui sonne, cri du grillon, tocsin, — de tout cela Tchékhov se sert non pas pour obtenir des effets scéniques, mais pour nous révéler la vie même de l’esprit. Comment nous séparer, nous et tout ce qui se passe en nous, du monde de la lumière, des sons et des choses qui commandent en partie notre vie psychologique ? On a eu tort de nous railler pour nos «grillons» et pour tous les effets de bruit et de lumière que nous utilisions, ne faisant en cela que suivre les indications de l’auteur. Si nous avons réussi à le faire bien au lieu de le faire d’une façon «théâtrale», nous méritions plutôt l’approbation. Oui, pour jouer Tchékhov, il faut tout d’abord creuser jusqu’à ce qu’on rencontre le minerai d’or, s’abandonner à sa vérité, à son charme, lui faire confi ance, – et puis, avec le poète, selon la ligne spirituelle de son œuvre, trouver la porte secrète du superconscient. C’est là, dans ces mystérieux ateliers, que s’élabore «l’état d’âme» de Tchékhov, où sont contenues toutes les richesses invisibles et souvent inconscientes de son œuvre. Divers sont les moyens qui y mènent. Pour aborder Tchékhov et son trésor secret, nous prenions, Némirovitch-Dantchenko et moi, des chemins différents : Vladimir Ivanovitch l’abordait en écrivain, du côté artistique et littéraire, et moi, en metteur en scène, du côté de l’image. Le premier temps cette différence nous gênait. Nous nous lancions dans de longues discussions, passant du particulier au principal, du rôle à la pièce et à l’art en général. On en arrivait à se quereller, mais ce n’était jamais dangereux ; bien au contraire, ces divergences purement artistiques étaient fécondes ; elles nous enseignaient à pénétrer sciemment la nature même de l’art. Quant à la délimitation de nos points de vue et de notre travail théâtral, littéraire et scénique, elle disparut bientôt ; nous nous convinquîmes qu’on ne pouvait séparer la forme du fond, le côté littéraire, psychologique ou social des images, de la mise en scène et des décors, et que c’est précisément cet ensemble qui fait d’un spectacle une œuvre d’art. Il est certain, cependant, que notre travail en commun sur Tchékhov exigeait, pour aboutir à des résultats satisfaisants, une certaine rencontre de forces créatrices : 1/ un homme de théâtre, auteur dramatique et maître de la jeunesse théâtrale, comme l’était Némirovitch-Dantchenko ; 2/ un régisseur libéré des clichés conventionnels, capable d’extérioriser la pensée du poète et de révéler la vie de l’esprit à l’aide de ses réalisations scéniques, d’un certain style imposé de jeu, de nouveaux effets de lumière et de sons ; 3/ un peintredécorateur ayant des affi nités avec Tchékhov, comme l’était V. A. Simov. Il fallait, enfi n, cette jeunesse pleine de talent, imbue de littérature moderne, comme Mmes Knipper, Lilina, MM. Moskvine, Katchalov, Meyerhold, Loujski, Gribounine, etc. […] Les circonstances qui accompagnèrent la représentation de La Mouette furent tristes et compliquées. Le processus tuberculeux de Tchékhov s’étant précipité, son état d’esprit devint tel qu’il n’aurait pu supporter un second échec de sa pièce après celui qu’elle avait subi à Pétersbourg. L’insuccès pouvait devenir fatal pour l’écrivain. Sa sœur, Maria Pavlovna, émue jusqu’aux larmes, nous en prévenait en nous suppliant de renoncer au spectacle. C’était impossible, car les affaires matérielles du théâtre allaient mal, et il nous fallait une pièce nouvelle pour faire monter les recettes. Que le lecteur juge dans quel état nous abordâmes la première. La salle était loin d’être pleine (la recette ne fut que de six cents roubles). En scène, nous écoutions toujours une voix intérieure qui nous disait impérieusement : « Jouez bien, très bien ; forcez le succès, le triomphe. Si vous ne l’obtenez pas, sachez qu’en recevant votre télégramme, l’écrivain que vous aimez mourra, et c’est vous qui l’aurez tué. Vous deviendrez ses bourreaux ». Je ne me souviens pas comment nous avons joué. Le premier acte se termina dans un silence de mort. Une actrice s’évanouit ; je tenais à peine debout, tant j’étais désespéré. Tout d’un coup, après un long silence, ce fut, dans le public, une tempête, un fracas, des applaudissements enragés. Le rideau s’écarta, pétrifi és. De nouveau la tempête… et de nouveau le rideau… Nous demeurions immobiles, sans nous rendre compte qu’il fallait saluer. Enfi n, nous comprîmes et, indiciblement émus, nous nous embrassâmes comme on le fait la nuit de Pâques. Nous fîmes une ovation à Mme Lilina, qui jouait Macha et qui, par sa dernière réplique, avait dégelé le cœur des spectateurs. Le succès croissait d’acte en acte. Il s’acheva en triomphe. Un télégramme détaillé fut expédié à Tchékhov. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 46
Ivanov, mise en scène Constantin <strong>Stanislavski</strong>. Collection Musée du Théâtre d'Art, Moscou 47
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