Dépasser Stanislavski - Maison Jean Vilar
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Je ne dirais pas que l’écriture de Tchekhov soit une partition<br />
musicale, je ne crois pas qu’il pensait musique, mais il<br />
avait en lui la musique, en tout cas le son de sa pièce très<br />
précisément.<br />
L’auteur français qui est tout aussi précis c’est Feydeau, il<br />
mettait des notes de musique pour indiquer exactement<br />
à quelle hauteur l’acteur devait parler. Beckett aussi était<br />
extraordinairement précis dans ses indications.<br />
Chez Tchékhov, en plus de la forme écrite, il y a tout le<br />
mouvement sonore. La ponctuation, les silences, le dialogue<br />
direct ou indirect, les espaces entre les répliques, indiquent<br />
les détails du tempo, les mouvements de la pensée, le<br />
passage d’une émotion à une autre. Les indications de mise<br />
en scène, de silence, d’arrêt, qu’il donne ont une importance<br />
fondamentale. Il y a parfois deux points de suspension et<br />
pas trois. On sent que cela a vraiment un sens pour lui.<br />
Prenons la fameuse scène de la non-déclaration de<br />
Lopakhine à Varia. C’est le plus bel exemple qu’on puisse<br />
trouver de ce qu’on appelle le dialogue indirect. Chacun sait<br />
ce que l’autre devrait dire, pourrait dire, mais aucun n’en<br />
parle. On parle du thermomètre, du froid qu’il fait, etc., et en<br />
même temps on parle d’autre chose. Les mots thermomètre,<br />
froid ont quelque chose à voir avec l’atmosphère de la<br />
scène. Et ce silence à la fi n, comme si Lopakhine attendait<br />
que quelqu’un l’appelle du dehors pour lui demander de<br />
venir. Ce « j’arrive » libérateur laisse Varia complètement<br />
effondrée. Cette scène ne fait qu’une page mais tout ce qui<br />
y passe de sentiments humains exprimés, non exprimés,<br />
sous-entendus, conscients, inconscients, c’est énorme.<br />
Je n’ai pas eu de problèmes ni de diffi cultés à traduire cette<br />
pièce. C’était un vrai bonheur de travailler côte à côte avec<br />
Peter, sa belle-mère et les comédiens. Ce n’était pas un<br />
travail de cabinet.<br />
Vous savez, s’il y a des problèmes c’est que quelque chose<br />
ne va pas soit dans sa propre écriture, soit dans le texte sur<br />
lequel on travaille. Avec Tchékhov, comme avec Shakespeare,<br />
on est à un tel niveau que cela ne peut être que le bonheur.<br />
Notre adaptation a été formidablement bien accueillie à<br />
l’époque. Elle a vécu son temps. Peter Brook vous dirait que<br />
toute adaptation ou traduction doit être revue ou refaite<br />
tous les 10 ans. Parce que nous-mêmes nous changeons,<br />
parce que notre langage change, etc.. Notre traduction<br />
véhicule forcément des éléments, des tics caractéristiques<br />
du langage du début des années 1980.<br />
D’après un entretien avec Irène Sadowska-Guillon<br />
réalisé au printemps 2010<br />
<strong>Jean</strong>-Claude Carrière est comédien, scénariste, auteur dramatique.<br />
Son parcours est marqué par un long compagnonnage avec Buñuel<br />
puis Peter Brook. Dernier titre paru : Mon Chèque (Plon, 2010).<br />
Un temps<br />
à passer ensemble<br />
Chantal Morel<br />
Il n’a jamais été question de raccourcir la pièce au motif de<br />
la rendre « effi cace » dans le temps ordinaire d’un spectacle<br />
ordinaire. Nous étions en quête d’un temps à passer<br />
ensemble à partir de huit heures du soir jusqu’à ce que la<br />
nuit nous rende à notre quotidien à une heure imprévisible…<br />
Nous voulions nous user, épuiser nos corps et nos<br />
résistances ensemble, acteurs et spectateurs. Si nous avons<br />
fait des coupures, des adaptations, ce n’est jamais dans le<br />
souci d’accélérer l’action, de mutiler des personnages. Nous<br />
voulions garder le grouillement, la multitude.<br />
Avec Dominique Laidet qui a joué Platonov, nous avons<br />
d’abord fait un mot à mot avec Xénia Klimoff. Nous nous<br />
sommes vraiment attardés sur tous les mots : Xénia parlait,<br />
racontait une multitude d’impressions, de souvenirs,<br />
d’explications sur ce pays qui nous était totalement inconnu.<br />
Après quoi nous avons travaillé avec une universitaire,<br />
Françoise Courtan, avec qui nous avons écrit un texte adapté<br />
à l’expression orale, théâtrale, mais toujours dans un grand<br />
souci de fi délité. Nous connaissions notre Platonov par<br />
toutes nos fi bres, nos terminaisons nerveuses, et non pas<br />
par la lecture, l’approche littéraire, intellectuelle. Avec Xénia,<br />
nous avions appris, par exemple que le lieu de l’action est<br />
très, très chaud en été, qu’on peut y trouver des pastèques.<br />
Des pastèques ! C’était à mille milles de l’imaginaire<br />
convenu ! En hiver, il y fait très, très froid. Chaleur étouffante,<br />
froid paralysant… toujours le corps, la tension du corps…<br />
Platonov est écrit avec la chair, les sens, le système nerveux.<br />
Alors, nous avons fait une longue descente à l’intérieur des<br />
mots et des silences, de l’environnement qui les ont fait<br />
naître, en nous gardant de toute appropriation narcissique.<br />
Cette façon de rencontrer le texte fut essentielle pour nous<br />
permettre d’entrer dans le monde grouillant de Platonov.<br />
Quelque chose de Platonov<br />
Ed. <strong>Maison</strong> <strong>Jean</strong> <strong>Vilar</strong>, 2002<br />
Chantal Morel est metteur en scène et directrice de compagnie.<br />
Son Platonov (durée huit heures) situait l’intrigue dans une usine<br />
désaffectée.<br />
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