Dépasser Stanislavski - Maison Jean Vilar
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Moscou, 1891.<br />
Collection Musée Littéraire, Moscou.<br />
risquent pas à la comparaison avec<br />
les cocktails de molécules qui font la<br />
médecine savante. Non, dit Tchékhov,<br />
tout cela n’est pas sérieux : je vous<br />
donne un petit coup de main avec mes<br />
historiettes, nourrissez-vous plutôt<br />
de Tolstoï, moi je ne fais que passer.<br />
Six ans après ma mort, vous m’aurez<br />
oublié. Allons, disons… six ans et<br />
demi ! La moindre élégance, quand on<br />
n’est qu’un comparse, commande de<br />
sourire.<br />
Plus que par la compassion, la pitié<br />
pour l’espèce humaine, l’exigence de<br />
justice, c’est donc par son indifférence,<br />
son doute, son scepticisme à son<br />
propre endroit que nous défi nirions<br />
notre Tchékhov. D’où son autodérision.<br />
Comment croire en soi quand les autres<br />
sont meilleurs en tout, en talent, en<br />
santé, en vanité, en générosité, en<br />
cruauté, en amour, en… ?<br />
La dernière nouvelle récemment<br />
traduite par Lily Denis 1 , Chez des amis,<br />
met en scène la vente annoncée d’un<br />
domaine – les Kosminki –, ressemblant<br />
furieusement à Babkino, Mélikhovo,<br />
ou encore au jardin des cerisiers. Où<br />
les verts paradis approchent de leur<br />
fi n dans l’insouciance des amours<br />
enfantines – et pourtant si lourdement<br />
adultes. La journée achevée, le témoin<br />
de cette faillite, de ces larmes dans<br />
les rires, de ces rires dans les larmes,<br />
revient chez lui en ville, pense encore<br />
dix minutes à ces gens charmants qui<br />
courent à leur perte, à cette jeune<br />
femme si jolie dans sa robe blanche<br />
tournant merveilleusement parmi<br />
les fl eurs qu’on aurait pu en tomber<br />
amoureux…, et puis il se remet au<br />
travail et n’y pense plus du tout. J’y<br />
pense et puis j’oublie.<br />
Est-ce ainsi que Tchékhov a écrit ce que<br />
nous tenons pour un des plus grands<br />
chefs-d’œuvre du théâtre mondial, en<br />
n’y tenant pas ? Est-ce ce détachement<br />
qui aura inspiré à la petite équipe de<br />
la <strong>Maison</strong> <strong>Jean</strong> <strong>Vilar</strong> un tel sentiment<br />
de plénitude au moment de préparer<br />
une exposition devenue, petit à petit,<br />
une installation ? Nous n’avons pas à<br />
nous défendre de quelque snobisme<br />
que ce soit : en parlant d’installation,<br />
nous ne rejoignons pas la meute des<br />
derniers chics. Simplement, puisque<br />
c’est la simplicité qui nous inspire,<br />
nous nous sommes approprié ce<br />
qui nous était donné. C’est cela qui<br />
distingue Tchékhov de tous les autres :<br />
le génie du don, sans attente d’aucune<br />
monnaie de retour. Et la liberté qu’il<br />
nous donne d’être tchékhoviens à notre<br />
guise en faisant dialoguer, tout au long<br />
du parcours proposé, le concret et<br />
l’abstrait, l’infi ni et le borné. Armés de<br />
cette sorte de confusion heureuse, nous<br />
avons tenté d’approcher l’âme russe<br />
dont il est l’une des manifestations les<br />
plus claires et obscures…<br />
Si nous devions choisir au sortir de ce<br />
bout de chemin avec Anton Pavlovitch,<br />
nous retiendrions son sentiment<br />
comique de la vie. Ils ne sont pas<br />
nombreux ces tristes qui s’amusent de<br />
riens, ces simplement compliqués : ils<br />
trébuchent, et c’est drôle ; ils meurent,<br />
et c’est idiot. Ils ne sont pas nombreux<br />
ceux dont on peut dire sans risque<br />
de se tromper : Mon semblable, mon<br />
frère.<br />
J. T.<br />
(1) Dans Le Malheur des autres, Gallimard,<br />
collection Du monde entier, 2004<br />
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