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Dépasser Stanislavski - Maison Jean Vilar

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Le passage de L’Homme des bois à Oncle Vania marque<br />

le point de basculement du théâtre de Tchékhov d’une<br />

conception relativement classique à une modernité qui nous<br />

échappe encore. Dans L’Homme des bois, les actes sont<br />

divisés en scènes, les personnages sont caractérisés par leur<br />

manière de parler ; dans Oncle Vania, plus de scènes mais<br />

des moments d’une vision du tout, plus de personnages<br />

mais des variations sur des formes de présence, et des mots<br />

qui glissent de l’un à l’autre, comme autant de modulations<br />

sur un même thème. C’est dans Oncle Vania qu’apparaît<br />

ce que nous avons appelé les motifs. Nous avons tenté<br />

assez souvent de nous expliquer à ce sujet mais sans être<br />

vraiment compris : on a cru généralement que nous voulions<br />

parler des motifs de l’œuvre de Tchékhov, des thèmes, si<br />

l’on veut. Ce n’est pas du tout ça. Le terme de motif, que<br />

nous avons emprunté à la stylistique (pattern), désigne un<br />

ensemble de mots récurrents qui se constituent en réseau<br />

et parfois entrent dans des réseaux d’oppositions binaires<br />

(nous parlons alors de contre-motifs).<br />

André Markowicz : Le texte de théâtre ne pose pas de<br />

problèmes spécifi ques au traducteur. Bien sûr, il faut<br />

veiller à ne pas donner des informations contradictoires au<br />

comédien — par informations contradictoires, je désigne,<br />

par exemple, pour les répliques de la première page dont<br />

nous avons ici le mot à mot, un mélange de style paysan et<br />

de style littéraire : quand Denis Roche fait dire à la nourrice<br />

« peut-être veux-tu une petite goutte ? » il est certain que<br />

l’actrice chargée de jouer le rôle se trouve assez mal à<br />

l’aise. Une bonne actrice peut surmonter le handicap et des<br />

textes désastreux interprétés avec brio laissent souvent<br />

les spectateurs enchantés — mais le but est quand même<br />

de restituer le texte dans sa cohérence. Et, pour Tchékhov,<br />

en rendant sensibles le non-dit, ces minuscules scènes qui<br />

sont d’une intensité d’autant plus grandes parfois qu’elles<br />

ne sont pas perçues consciemment (cela fait penser aux<br />

tropismes de Nathalie Sarraute) : pour prendre encore un<br />

exemple dans notre première page traduite en mot à mot,<br />

Astrov refusant le thé ne dit pas « je n’en veux pas » ou « je<br />

n’y tiens pas » ; il se dérobe, s’absente concrètement, dans la<br />

syntaxe, en éludant le je. Il est plus facile de jouer ce retrait,<br />

ce vide intérieur d’Astrov, en gardant cette proposition du<br />

texte russe. Le but n’est pas de faire un calque parfait ou de<br />

restituer mécaniquement la syntaxe mais de rendre sensible<br />

ce qui se joue dans un tel petit indice. Or, pour Tchékhov, le<br />

moindre détail est signifi ant, le moindre écart signifi catif.<br />

Françoise Morvan : Oncle Vania et L’Homme des bois nous<br />

ont posé un problème spécifi que qui est que nous avons<br />

commis l’énorme erreur de publier le texte, à la demande<br />

de l’éditeur, avant d’avoir eu la moindre commande d’un<br />

metteur en scène (c’était en 1994 et nous voulions publier<br />

ensemble Oncle Vania et L’Homme des bois en gardant tout<br />

ce que Tchékhov avait gardé et en montrant l’incroyable<br />

travail auquel il s’était livré, tantôt sur de minuscules détails,<br />

tantôt sur de grandes masses, pour donner de L’Homme des<br />

bois, qui n’avait pas plu, une sorte d’épure). Deux ans après,<br />

Robert Cantarella a décidé de mettre en scène ces deux<br />

pièces. Il n’a monté qu’Oncle Vania en fi n de compte mais<br />

cela nous a montré à quel point nous avait manqué la mise<br />

à l’épreuve du plateau… Nous avons refait cette traduction<br />

au fi l des répétitions et, pour fi nir, une deuxième édition<br />

revue et corrigée est parue en 2001. Au total, nous avons<br />

participé à la mise en scène de Claude Yersin au Nouveau<br />

Théâtre d’Angers en 1996 ; à celle de Charles Tordjmann, au<br />

Théâtre de Nancy, en 2001 ; puis à celle de Julie Brochen, au<br />

Théâtre de l’Aquarium, en 2003 (c’est l’enregistrement de<br />

cette mise en scène qui a été diffusé par Arte en septembre<br />

2004) et à la mise en scène de Claudia Stavisky aux Bouffes<br />

du Nord en 2009. Chaque fois, le metteur en scène s’est<br />

soucié d’interroger le texte et nous avons pu tirer parti de<br />

ce questionnement pour affi ner, améliorer certains points<br />

qui nous avaient échappé. Ce n’est pas toujours le cas :<br />

certains metteurs en scène se contentent d’une lecture à la<br />

table ou s’en dispensent, et nous savons simplement par la<br />

SACD que notre traduction est jouée. Mais il arrive aussi, de<br />

plus en plus souvent, malheureusement, que des metteurs<br />

en scène bricolent des bouts de notre traduction en les<br />

mélangeant avec d’autres bouts de traductions disponibles<br />

ou des improvisations personnelles, de manière à toucher les<br />

droits… Ce qui est bizarre, c’est l’indulgence dont bénéfi cie<br />

cette pratique. On a beaucoup de mal en France à comprendre<br />

qu’une traduction est une œuvre au sens plein, qui engage la<br />

personne, ou qu’elle n’est rien. Mais passons… Nous avons<br />

eu la chance de travailler vraiment avec ces équipes et de<br />

participer à des spectacles de grande qualité. L’expérience<br />

la plus inattendue et la plus passionnante a peut-être été<br />

celle que nous avons vécue avec le début des répétitions<br />

d’Oncle Vania : première mise à l’épreuve du texte, avec pour<br />

but de placer les personnages dans l’espace en déduisant<br />

les déplacements de ce que dit Tchékhov (il a pensé à tout,<br />

il dit tout, à nous de comprendre…). D’habitude, nous nous<br />

interdisons de participer aux répétitions, passé le moment<br />

de recherche sur le texte mais nous restons à disposition<br />

du metteur en scène et des comédiens pour répondre aux<br />

questions, mais, là, nous étions restés, à l’invitation de<br />

l’équipe, et nous avons participé aux recherches concrètes<br />

sur les déplacements, l’inscription du texte dans l’espace.<br />

Stupéfi ant ! C’est vraiment une expérience à faire, et je<br />

pense d’ailleurs que toute réfl exion sur Oncle Vania, après<br />

le premier stade de décryptage du texte, devrait commencer<br />

par là. Comment tout s’organise autour de la guitare de<br />

Téléguine, et le trajet de cette guitare, durant la pièce…<br />

Tchékhov est un auteur vraiment extraordinaire. C’est<br />

le théâtre des occasions manquées, telles qu’elles sont<br />

données à rêver au spectateur.<br />

A. M. et F. M.<br />

[D’après un entretien réalisé par Pierre Campion initialement titré<br />

« Traduire Oncle Vania » dont on peut retrouver l’intégralité sur le<br />

site internet de Pierre Campion, « À la littérature » : http://pierre.<br />

campion2.free.fr/markowiczmorvan1.htm. NDLR]<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 82

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