Dépasser Stanislavski - Maison Jean Vilar
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Tchékhov<br />
et les femmes<br />
Roger Grenier<br />
La brève nouvelle Une Petite Plaisanterie donne une image<br />
exacte de l’attitude de Tchékhov envers les femmes. Un<br />
garçon et une fi lle font des descentes en traîneau. Chaque<br />
fois qu’ils sont en pleine vitesse, que la fi lle est effrayée, le<br />
garçon chuchote à son oreille : « Je vous aime, Nadenka. »<br />
Quand la course s’achève, elle ne sait jamais si ces paroles<br />
ont été vraiment prononcées, ou si elle a cru les entendre,<br />
dans la griserie de la descente. La femme de lettres Lydia<br />
Avilosa, qui a raconté, avec plus ou moins de vérité, ses<br />
amours avec Anton Pavlovitch, reconnaissait dans cette<br />
nouvelle son comportement amoureux. « J’entendais je<br />
vous aime. Mais, après un court instant, tout disparaissait,<br />
tout redevenait ordinaire, banal. »<br />
Tchékhov l’avoue à maintes reprises, il ne sera jamais un<br />
passionné, et encore moins dans le domaine des sens que<br />
dans celui des sentiments. Dans la nouvelle Véra, il parle<br />
ouvertement de cette impossibilité d’aimer : « Il voulait<br />
découvrir la raison de son étrange froideur. Il voyait bien<br />
qu’elle était en lui-même, et ne provenait pas d’une cause<br />
extérieure. Il reconnut que ce n’était pas la froideur dont se<br />
piquent si souvent les gens intelligents, ni de la froideur d’un<br />
fat imbécile, mais une simple impuissance de l’âge, l’incapacité<br />
de ressentir profondément la beauté, une vieillesse<br />
précoce acquise par l’éducation, par la lutte désordonné pour<br />
gagner son pain, par la vie isolée dans une chambre d’hôtel. »<br />
« Une simple impuissance de l’âge »… Il écrit cette nouvelle<br />
à l’âge de vingt-sept ans.<br />
On connaît sa résistance au mariage. Son frère Alexandre<br />
lui écrit : « Tout ce qui te restera, ce sera d’aller au zoo<br />
parler avec ta mangouste des joies du célibat. » (Il s’agit<br />
d’une mangouste rapportée d’Inde, au retour du voyage de<br />
Sakhaline.)<br />
On doit a Tchékhov cet aphorisme : « Si vous craignez la<br />
solitude, ne vous mariez pas. »<br />
Il est d’ailleurs persuadé que toutes les femmes sans<br />
exception, des plus frustes aux plus cultivées, ne pensent<br />
qu’au mariage.<br />
Anton fi nira par épouser l’actrice Olga Knipper. Il avait écrit<br />
à son ami Souvorine : « Je promets d’être un bon mari,<br />
mais donnez-moi une femme qui, ainsi que le fait la lune,<br />
n’apparaisse pas quotidiennement à mon horizon ».<br />
Olga, une des vedettes du Théâtre d’Art, vivait à Moscou. Et<br />
lui, la maladie le clouait à Yalta.<br />
Il n’est d’ailleurs pas exempt de misogynie. A l’âge de<br />
vingt-trois ans, il projetait d’écrire une Histoire de l’autorité<br />
sexuelle, montrant la suprématie du sexe fort, dans le règne<br />
animal comme dans l’espèce humaine. Il ne se proposait<br />
pas moins que d’étudier l’inégalité entre les sexes du point<br />
de vue de la zoologie, de l’anthropologie, de l’anatomie,<br />
de la pathologie, de la criminalité, de la prostitution, de<br />
l’enseignement… Il explique, dans ses Carnets, que les<br />
femmes apprennent facilement les langues parce qu’il y a de<br />
la place dans leur cerveau qui contient beaucoup de vide.<br />
On peut lire, dans Ninotchka : « Ce n’est pas une grosse<br />
affaire que d’être aimé : les dames ont été créées pour<br />
cela. »<br />
Pourtant il garde le souvenir des coups de cœur les plus<br />
éphémères. Ainsi, avec une admirable simplicité, Beautés<br />
se présente comme le souvenir apaisé, longtemps après, de<br />
deux images entrevues au cours de voyages dans le sud de la<br />
Russie. Une jeune fi lle sur le quai de gare fait ressurgir tout à<br />
coup les émotions ressenties jadis auprès d’une autre jeune<br />
fi lle, dans un village arménien. La rencontre d’une beauté<br />
est alors inséparable d’un sentiment de tristesse. « Ma<br />
tristesse n’était-elle que ce sentiment particulier qu’éveille<br />
en l’homme la contemplation de la vraie beauté ? »<br />
Mais dans une lettre à sa sœur, c’est sur le mode comique<br />
qu’il décrit à peu près la même scène. Il se rend à Taganrog,<br />
sa ville natale, en Ukraine. Le train s’arrête à Khartsyzskaïa. Il<br />
déjeune au buffet. « Puis, petit tour sur le quai. Demoiselles.<br />
A la dernière fenêtre du premier étage de la gare est assise<br />
une demoiselle (ou une dame, comment savoir) avec un<br />
corsage blanc, languissante et belle. Je la regarde, elle me<br />
regarde… Je mets mon pince-nez, elle aussi… Oh merveille<br />
d’apparition ! J’ai attrapé une infl ammation au cœur et j’ai<br />
passé mon chemin. »<br />
Partout où il vit, à Moscou, à Mélikhovo, il a besoin d’être<br />
entouré de femmes. Et qui mieux que lui en a parlé ?<br />
Préface de La Dame au petit chien<br />
et autres nouvelles (Folio, Gallimard)<br />
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