Un problème en soi Luchino Visconti Tchékhov est le plus grand auteur de théâtre contemporain et son infl uence, son empreinte, sont reconnaissables même dans le cinéma réaliste italien. Sa position moderne, et sa conception réaliste de la vie lui vient aussi d’avoir été médecin et, comme tel, d’avoir été amené à disséquer l’âme humaine jusque dans ses replis les plus cachés et à fouiller dans l’intimité des personnages sans desseins ambitieux. Beaucoup considèrent Tchékhov comme un auteur crépusculaire, exprimant une vision amère de la vie, mais il est essentiellement un auteur réaliste. La tragédie, si elle advient, advient hors de la scène, lointaine, comme des drames classiques, les drames de la Grèce antique. Souvent, Tchékhov, répondant à ceux qui soutenaient qu’il était un auteur pleurnichard – peut-être à <strong>Stanislavski</strong> –, affi rmait que ses drames étaient des vaudevilles, que la tragédie réside dans le fait de vivre le quotidien, et il disait aux hommes : « Regardez comme vous vivez mal, essayez de vivre mieux. » Et il a toujours pris soin d’éviter les pics dramatiques. Extrait d’une interview de Maurizio Liverani, in : Paese Sera, 19 décembre 1952, cité in : Visconti, Ed. Actes Sud, Institut Louis Lumière, 2009 V.A. Simov, maquette pour Ivanov, 1904. Collection Musée du Théâtre d'Art, Moscou. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 88
Le monde de Tchékhov Vassili Grossman Ne touchez pas à Tchékhov, je l’aime plus que tous les autres écrivains. […] Il a pris sur ses épaules cette démocratie russe qui n’a pu se réaliser. La voie de Tchékhov, c’était celle de la liberté. Nous avons emprunté une autre voie, comme a dit Lénine. Essayez donc de faire le tour des personnages tchékhoviens. Seul Balzac a su, peut-être, introduire dans la conscience collective une telle quantité de gens. Non, même pas. Réfl échissez un peu : des médecins, des ingénieurs, des avocats, des instituteurs, des professeurs, des propriétaires terriens, des industriels, des boutiquiers, des gouvernantes, des laquais, des étudiants, des fonctionnaires de tous grades, des marchands de bestiaux, des entremetteuses, des sacristains, des évêques, des paysans, des ouvriers, des cordonniers, des modèles, des horticulteurs, des zoologistes, des aubergistes, des gardes-chasse, des prostituées, des pêcheurs, des offi ciers, des sous-offi ciers, des artistes peintres, des cuisinières, des écrivains, des concierges, des religieuses, des soldats, des sages-femmes, des forçats de Sakhaline… Ça suffi t ! Ça suffi t ! […] Ah, ça suffi t ? Non, cela ne suffi t pas ! Tchékhov a fait entrer dans nos consciences toute la Russie dans son énormité ; des hommes de toutes les classes, de toutes les couches sociales, de tous les âges... Mais ce n’est pas tout ! Il a introduit ces millions de personnes en vrai démocrate, comprenez-vous, en démocrate russe. Il a dit comme personne ne l’a fait avant lui, pas même Tolstoï, que nous sommes avant tout des êtres humains ; comprenez-vous : des êtres humains ! Il a dit que l’essentiel, c’était que les hommes sont des hommes, et qu’ensuite seulement, ils sont évêques, russes boutiquiers, tatares, ouvriers. Vous comprenez ? Les hommes sont bons ou mauvais non en tant que Tatares ou Ukrainiens, ouvriers ou évêques ; les hommes sont égaux parce qu’ils sont des hommes. Il y a cinquante ans on pensait, aveuglé par des œillères partisanes, que Tchékhov a été le porte-parole d’une fi n de siècle. Alors que Tchékhov a levé le drapeau le plus glorieux qu’ait connu la Russie dans son histoire millénaire : le drapeau d’une véritable démocratie russe, bonne et humaine ; le drapeau de la dignité de l’homme russe, de la liberté russe. Notre humanisme a toujours été sectaire, cruel, intolérant. D’Avvakoum à Lénine, notre conception de la liberté et de l’homme a toujours été partisane, fanatique ; elle a toujours sacrifi é l’homme concret à une conception abstraite de l’homme. Même Tolstoï, avec sa théorie de la non-résistance au mal par la force est intolérant, et surtout, son point de départ n’est pas l’homme mais Dieu. Il veut que triomphe l’idée de la bonté, mais les hommes de Dieu ont toujours aspiré à faire entrer de force Dieu en l’homme : et pour arriver à ce but, en Russie, on ne reculera devant rien : on te tuera, on t’égorgera sans hésiter. Qu’a dit Tchékhov ? Que Dieu se mette au second plan, que se mettent au second plan les « grandes idées progressistes » comme on les appelle ; commençons par l’homme, soyons bons, soyons attentifs à l’homme quel qu’il soit : évêque, moujik, industriel millionnaire, forçat de Sakhaline, serveur dans un restaurant ; commençons par aimer, respecter, plaindre l’homme, sans quoi rien ne marchera jamais chez nous. Et cela s’appelle la démocratie, la démocratie du peuple russe, une démocratie qui n’a pas vu le jour. En mille ans, l’homme russe a vu de tout, la grandeur et la super grandeur, mais il n’a jamais vu une chose, la démocratie. Et voilà (nous y revenons), ce qui sépare les décadents de Tchékhov. L’État peut s’irriter contre le décadent, lui donner une taloche ou un coup de pied au cul ; mais l’État est incapable de comprendre l’essentiel chez Tchékhov, et c’est pourquoi il le tolère. La démocratie n’a pas sa place chez nous, la véritable démocratie, bien sûr, la démocratie humaine. Extrait de Vie et destin traduit du russe par Alexis Berelowitch avec la collaboration d’Anna Coldefy-Faucard, Ed. L’Âge d’Homme, 1980 89
- Page 1 and 2:
Les Cahiers de la Maison Jean Vilar
- Page 3 and 4:
Sommaire Mon semblable, mon frère,
- Page 5 and 6:
Moscou, 1891. Collection Musée Lit
- Page 7 and 8:
dont on lira plus loin le témoigna
- Page 9 and 10:
Les écrivains médecins sont des p
- Page 11 and 12:
Sans qu’elles soient toutes roses
- Page 13 and 14:
Le directeur d’un grand théâtre
- Page 15 and 16:
eprésentation. On ne doit pas les
- Page 17 and 18:
En 1879, le jeune bachelier quitte
- Page 19 and 20:
grand’ route, Le Chant du cygne),
- Page 21 and 22:
jaloux le persécutent : on lui rep
- Page 23 and 24:
d’action et des tonnes d’amour.
- Page 25 and 26:
« Shakespeare écrivait comme un p
- Page 27 and 28:
Moujiks et Ma vie, d'A. P. Tchékho
- Page 29 and 30:
Collections Musée littéraire nati
- Page 31 and 32:
ARTISTES « Il m’est souvent arri
- Page 33 and 34:
le gage de notre salut éternel, d
- Page 35 and 36: isba, de parler avec chacun. J’ai
- Page 37 and 38: Le théâtre de Tchékhov subira di
- Page 39 and 40: Les Trois Soeurs, m. en sc. Stanisl
- Page 41 and 42: Pogrebnitchko nous dit que les piè
- Page 43 and 44: Paroles de metteurs en scène Mari
- Page 45 and 46: Ivanov, mise en scène Constantin S
- Page 47 and 48: Pétersbourg ; il écrit des ouvrag
- Page 49 and 50: Ludmilla Pitoëff dans La Mouette,
- Page 51 and 52: L’acteur français, pour régler
- Page 53 and 54: Ce fou de Platonov Régie de Jean V
- Page 55 and 56: Je vois qu’à un moment Petrin s
- Page 58 and 59: LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR
- Page 60 and 61: Voila ce que je voulais vous dire :
- Page 62: La modernité même Antoine Vitez S
- Page 65 and 66: Une vérité simple Georges Lavauda
- Page 67 and 68: La diffi culté de vivre Maurice B
- Page 70 and 71: Les Trois Sœurs Alain Françon Rev
- Page 72 and 73: traduire, adapter Tchékhov Une for
- Page 74 and 75: Fidélité Jean-Claude Grumberg Il
- Page 76 and 77: Une Cerisaie sur mesure Jean-Claude
- Page 78 and 79: Traduire Tchékhov André Markowicz
- Page 80 and 81: Le passage de L’Homme des bois à
- Page 82 and 83: Le problème est de défi nir ce qu
- Page 84 and 85: L’homme et l’œuvre Elsa Triole
- Page 88 and 89: Le moins métaphysicien des écriva
- Page 90: En 1955, paraît une biographie de
- Page 93 and 94: 17) En 1884, Tchékhov termine ses
- Page 95 and 96: ) L’Homme qui parlait à l’orei
- Page 97 and 98: Remerciements particuliers à Cultu
- Page 99 and 100: 101