Voila ce que je voulais vous dire : que ce Tchékhov, que tout Tchékhov est vivant pour moi. Ce n’est pas un poète du renoncement et du désespoir. Mais ce n’est pas pour ça qu’il ne connaît pas la douleur, la douleur même d’être vivant et de faire, jusqu’à la fi n, ce qui doit être fait. Oui La Cerisaie est un chef-d’œuvre, et sur tous les plans. La Cerisaie est peut-être l’exemple le plus grand de ce que le meilleur de la société bourgeoise nous laisse, sur le plan théâtral, dans une conscience d’elle-même à laquelle d’autres sont incapables d’atteindre. […] Nous sommes en train de nous rendre compte aujourd’hui qu’il faut tenter de représenter Tchékhov non pas sur le modèle de <strong>Stanislavski</strong> (et ce fut notre tâche que de conquérir cette dimension), mais dans une autre perspective : plus universelle et symbolique, plus ouverte à des sollicitations fantastiques ; avec le risque terrible de retomber dans une sorte d’abstraction passe-partout, d’ôter toute signifi cation à la réalité plastique de Tchékhov, c’est-àdire aux choses que sont les pièces, les tables, les chaises, les fenêtres : choses et surtout histoire. Car l’histoire est vue par le spectateur comme milieu, comme costumes, visages, cheveux, lunettes, faux cols, etc. Le reste est évidemment nécessaire, c’est-à-dire l’histoire à l’intérieur des choses et des personnages. Mais isoler un acte de Tchékhov dans un « décor abstrait », dans un vide symbolique, c’est ôter une réalité plastique à l’histoire. Cela revient à dire que cet acte se déroule aujourd’hui et toujours. Or, le problème de Tchékhov est toujours celui que j’appelle des « trois boîtes chinoises ». Il y a trois boîtes : l’une dans l’autre, encastrées, la dernière contient l’avant-dernière, l’avant-dernière la première. La première boîte est celle du « vrai » (du vrai possible qui, au théâtre, est le maximum du vrai), et le récit est humainement intéressant. Il est faux de dire, par exemple, que La Cerisaie n’a pas d’intrigue « amusante ». Elle est, au contraire, pleine de coups de théâtre, d’événements, de trouvailles, d’atmosphère, de caractères qui changent. C’est une histoire humaine très belle, une aventure humaine émouvante. Dans cette première boîte, on raconte donc l’histoire de la famille de Gaev et de Lioubov et d’autres personnages. Et c’est une histoire vraie, qui se situe certes dans l’Histoire, dans la vie en général, mais son intérêt réside justement dans la façon de montrer comment vivent réellement les personnages, et où ils vivent. C’est une interprétation-vision « réaliste », semblable à une excellente reconstitution, comme on pourrait la tenter dans un fi lm d’atmosphère. La deuxième boîte est en revanche la boîte de l’Histoire. Ici, l’aventure de la famille est entièrement vue sous l’angle de l’Histoire, qui n’est pas absente de la première boîte, mais en constitue l’arrière-fond lointain, la trace presque invisible. L’Histoire n’y est pas seulement « vestiaire » ou « objet » : c’est le but du récit. Ce qui intéresse le plus ici, c’est le mouvement des classes sociales dans leur rapport dialectique. La modifi cation des caractères et des choses en tant que transferts de propriétés. Les personnages sont certes, eux aussi, des « hommes », avec des caractères précis, individuels, des vêtements ou des visages particuliers, mais ils représentent – au premier plan – une partie de l’Histoire qui bouge : ils sont la bourgeoisie possédante qui est en train de mourir d’apathie et de démission, la nouvelle classe capitaliste qui monte et s’empare des biens, la toute jeune et imprécise révolution qui s’annonce, et ainsi de suite. Ici, les pièces, objets, vêtements, gestes, tout en gardant leur caractère vraisemblable, sont comme un peu « déplacés », ils sont « distancés » dans le discours et dans la perspective de l’Histoire. Sans aucun doute la seconde boîte contient la première, mais c’est justement pourquoi elle est plus grande. Les deux boîtes se complètent. La troisième boîte enfi n est la boîte de la vie. La grande boîte de l’aventure humaine ; de l’homme qui naît, grandit, vit, aime, n’aime pas, gagne, perd, comprend, ne comprend pas, passe, meurt. C’est une parabole « éternelle » (pour autant que puisse être éternel le bref passage de l’homme sur la terre). Et là les personnages sont envisagés encore dans la vérité d’un récit, dans la réalité d’une histoire « politique » qui bouge, mais aussi dans une dimension quasi « métaphysique », dans une sorte de parabole sur le destin de l’homme. Il y a les vieux, les générations intermédiaires, les plus jeunes, les très jeunes ; il y a les maîtres, les serviteurs, les demi-maîtres, la fi lle du cirque, l’animal, le comique etc. – une sorte de tableau des âges de l’homme. La maison est « La <strong>Maison</strong> », les pièces sont « Les Pièces de l’Homme » et l’Histoire devient une grande paraphrase poétique d’où n’est pas exclu le récit mais qui est contenue toute entière dans la grande aventure de l’homme en tant qu’homme, chair humaine qui passe. Cette dernière boîte amène la représentation sur le versant symbolique et « métaphysico-allusif » – je ne peux trouver le mot exact. Elle se purifi e d’une grande partie de l’anecdote, se hausse à un autre niveau, vole très haut. […] Une représentation « juste » devrait nous donner sur scène les trois perspectives réunies, tantôt en nous laissant mieux percevoir le mouvement d’un cœur ou d’une main, tantôt en faisant passer l’Histoire devant nos yeux, tantôt en nous posant une question sur le destin de notre humanité qui naît et doit vieillir et mourir, malgré tout le reste, Marx inclus. Un décor « juste » devrait être capable de vibrer comme une lumière qui frémit à cette triple sollicitation… […] Epaisseur sociale de La Cerisaie L’échantillonnage des personnes de La Cerisaie présentet-il, du point de vue sociologique, quelques faiblesses ? C’est une question que l’on est amené à se poser lorsqu’on examine le texte sous l’angle de la « deuxième boîte », celle de l’Histoire. Il semble évident qu’il ne peut présenter tous les exemples ou, mieux, tous les « cas typiques » de l’Histoire. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 62
Manuscrit de Tchékhov : La Cerisaie. Collection Musée du Théâtre d'Art, Moscou. […] Tchékhov disait : « Chacun écrit comme il peut et comme il sait. » C’est dans ce savoir que réside la différence fondamentale entre « naturalisme » et « réalisme ». La théorie de Lukacs sur la différence qu’il y a entre raconter et décrire est parfaitement valable ici. Celui qui sait, raconte, celui qui ne sait pas ou qui sait par « acquisition extérieure », décrit. Et Tchékhov raconte toujours. Une propriété donc ; dans cette propriété, une maison et un jardin. Et ceux qui habitent ou qui passent dans cette maison et ce jardin. Le jardin devient le lieu d’une rencontre-choix d’une partie de la société. Une autre partie en est exclue. Mais celle qui reste est très importante, elle possède tous les caractères d’une typisation historique et humaine (toutefois limitée). Et c’est là qu’il faut faire attention, qu’il faut affi rmer avec courage que Tchékhov ne pouvait pas et ne devait pas aller « au-delà ». Parce que le savoir de Tchékhov n’allait pas plus loin. Sur le futur, en somme, Tchékhov ne pouvait sans doute guère en savoir plus que ce qu’en sait le vieil étudiant, et, sur le passé, guère plus que ce que laisse entrevoir le vieil « esclave » Firs. Entre ces deux pôles, dans une perspective incroyablement exacte, se situent, tous les autres personnages, hommes et femmes. Avec des vides que d’autres comédies, d’autres nouvelles de Tchékhov comblent, jusqu’à un certain point. Giorgio Strehler Un Théâtre pour la vie, 1974, Ed. Fayard, 1980, pour la traduction française 63
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