Dépasser Stanislavski - Maison Jean Vilar
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jaloux le persécutent : on lui reproche de<br />
ne pas prendre parti contre les répressions<br />
toujours plus violentes du régime, son<br />
voyage à Sakhaline est considéré comme<br />
une désertion, l’amitié de Souvorine est<br />
la preuve de sa compromission avec la<br />
réaction. Dans l’incapacité de se mêler aux<br />
luttes collectives, il essaie de « voir l’homme<br />
tel qu’il est », se refuse à prétendre changer<br />
le monde, améliorer l’humanité, faire<br />
spectacle de soi en donnant des leçons.<br />
Tchékhov est médecin, il agit au plus près<br />
de ses possibilités, de sa modestie. Il n’est<br />
pas de taille… Et ils ont peut-être raison,<br />
ceux qui s’acharnent contre lui : la diffi culté<br />
qu’il éprouve à écrire la nouvelle Le Duel le<br />
conduit à douter de son métier d’écrivain.<br />
Et d’ailleurs, cela en vaut-il seulement la<br />
peine ? Pas d’autre issue qu’une nouvelle<br />
fuite proposée par Souvorine : ce sera un<br />
voyage magnifi que en Europe. Vienne,<br />
Venise, Bologne, Rome, Naples… Souvorine<br />
note que ce qui intéresse le plus Tchékhov,<br />
ce sont les cimetières, les cirques, dont les<br />
clowns qui sont de vrais comédiens. Puis<br />
c’est Nice, le casino de Monte-Carlo où il<br />
prend plaisir à perdre de l’argent après en<br />
avoir tellement manqué, et enfi n Paris, ses<br />
cabarets, ses manifestations ouvrières, ses<br />
peintres, ses Russes… De retour à Moscou,<br />
il retrouve les amoureuses dont il ne veut<br />
pas, et son désir d’être « un petit chauve<br />
assis à une table dans un grand bureau ».<br />
Il lui reste l’amitié d’une mangouste et<br />
l’envie de se retirer à la campagne, loin<br />
du microcosme assommant. Il s’installe à<br />
Mélikhovo en février 1892.<br />
Tchékhov y est heureux. « Ses yeux perdent<br />
leur tristesse habituelle, son regard<br />
devient clair et serein », il est ébloui par<br />
la renaissance du printemps, l’explosion<br />
de la nature. Sur son bureau, la photo de<br />
Tchaïkovski, au mur, des tableaux de son<br />
frère Nikolaï et de son ami Levitan avec qui<br />
il s’amuse à chasser. Le maladroit blesse<br />
une bécasse qu’Anton doit achever : « Une<br />
charmante et tendre créature de moins<br />
dans l’univers, et deux imbéciles qui<br />
rentrent pour dîner ». C’est déjà le début<br />
de La Mouette stupidement tuée par le<br />
jeune Treplev. Mélikhovo est envahi d’amis,<br />
de malades qu’il soigne gratuitement,<br />
l’hospitalité de Tchékhov est légendaire,<br />
d’autant qu’il déteste la solitude : « Seul,<br />
je ne sais pourquoi, j’ai peur, je suis une<br />
coquille de noix au milieu de l’océan ».<br />
Pendant les longues veillées fort peuplées,<br />
il lui arrive de s’éloigner discrètement une<br />
demi-heure et de revenir content : « Je viens<br />
d’écrire pour soixante kopeks ». Choléra,<br />
typhus, diphtérie, scarlatine obligent le<br />
docteur Tchékhov à courir la poste et sont<br />
une bonne excuse pour ne pas écrire, sauf<br />
cette Cigale (ou Libellule) qui s’inspire<br />
directement des aventures sentimentales de<br />
son copain Levitan, fâché pour longtemps.<br />
Et toujours ces amours sans amour : « Mon<br />
amour n’est pas le soleil et il ne fait pas le<br />
printemps, ni pour moi ni pour l’oiseau que<br />
j’aime. Lika, ce n’est pas toi que j’aime si<br />
ardemment, mais en toi mes souffrances<br />
passées et ma jeunesse perdue ».<br />
Son frère Alexandre dénonce l’atmosphère<br />
étouffante de Mélikhovo et la présence<br />
encombrante du père, Pavel Egorovitch.<br />
Car, miracle d’indulgence fi liale, ce père<br />
brutal et alcoolique qui, certes, s’est<br />
calmé, fait partie du décor quotidien !<br />
Anton sait bien que son âme a besoin<br />
d’espace, « mais je mène une vie mesquine<br />
à courir après les roubles et les kopeks.<br />
<br />
Il n’est rien de plus minable que la vie<br />
bourgeoise avec ses pièces de monnaie,<br />
ses conversations absurdes, ses vertus<br />
inutiles et conventionnelles. Mon âme<br />
s’est fl étrie parce que je travaille pour de<br />
l’argent et que l’argent est au centre de<br />
mes activités… Je n’ai aucune estime pour<br />
ce que j’écris, ce que j’écris me révulse et<br />
m’ennuie. »<br />
A Melikhovo, la maison où Tchékhov écrivit La Mouette.<br />
Collection Musée Melikhovo.<br />
L’amitié de Souvorine résiste à une<br />
polémique opposant la revue Temps<br />
Nouveaux à La Pensée russe où Tchékhov,<br />
désormais, publie ses récits. Fin 1893, L’Île<br />
de Sakhaline reçoit un accueil élogieux. Les<br />
autorités seront amenées à adoucir le sort<br />
des condamnés et Tchékhov est « content<br />
d’avoir accroché dans (sa) garde robe ce<br />
vêtement de forçat ». La nouvelle Le Moine<br />
noir décrit son retour à la normale : « J’avais<br />
perdu la raison, atteint par la folie des<br />
grandeurs, mais j’étais gai, vivant, et même<br />
heureux. Maintenant que j’ai retrouvé mes<br />
esprits, je suis comme tout le monde, un<br />
homme quelconque, et je mène une vie<br />
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