Dépasser Stanislavski - Maison Jean Vilar
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le gage de notre salut éternel, d’un perpétuel progrès de la<br />
vie sur la terre, d’un indéfi ni perfectionnement. Et il pensait<br />
qu’au fond, si on y réfl échit profondément, tout en ce monde<br />
est beau, sauf ce que nous-mêmes pensons et faisons, dès<br />
que nous oublions les buts supérieurs de la vie et notre<br />
dignité humaine. (La Dame au petit chien)<br />
HYPNOSE<br />
Regardez cette vie : les forts sont insolents et oisifs, les<br />
faibles ignares, semblables à des bêtes ; alentour, une<br />
invraisemblable pauvreté, des pièces surpeuplées, la<br />
dégénérescence, l’ivrognerie, l’hypocrisie, le mensonge…<br />
Pourtant, dans toutes les maisons, dans les rues, le calme et<br />
la tranquillité règnent : sur cinquante mille habitants d’une<br />
ville, pas un qui crie ou s’indigne à haute voix. Nous voyons<br />
ceux qui vont faire leur marché, qui mangent le jour, dorment<br />
la nuit, disent leurs fadaises, qui se marient, vieillissent,<br />
traînent benoîtement leurs morts au cimetière ; mais nous<br />
ne voyons pas et n’entendons pas ceux qui souffrent, et<br />
tout ce qu’il y a d’horrible dans l’existence se passe quelque<br />
part en coulisse. [...] L’homme heureux ne se sent bien que<br />
parce que les malheureux portent leur fardeau en silence<br />
et que, sans ce silence, le bonheur serait impossible.<br />
C’est une hypnose générale. [...] Le calme et la tranquillité<br />
m’oppriment. J’ai peur de lever les yeux vers leurs fenêtres,<br />
car il n’est pas pour moi de spectacle plus pénible que celui<br />
d’une famille heureuse en train de prendre le thé autour<br />
d’une table. (Les Groseillers).<br />
NOBLESSE<br />
Ce que les écrivains de la noblesse reçoivent gratuitement<br />
par droit de naissance, les roturiers l’achètent au prix de leur<br />
jeunesse. Essayez donc d’écrire l’histoire d’un jeune homme<br />
fi ls d’un serf ancien boutiquier, chantre à l’église, lycéen,<br />
étudiant, dressé à courber l’échine, à baiser les mains<br />
des popes, soumis aux idées d’autrui, reconnaissant pour<br />
chaque morceau de pain, cent fois rossé, courant donner<br />
quelques leçons misérablement chaussé, bagarreur, aimant<br />
torturer les animaux, acceptant avec gratitude les dîners de<br />
parents riches, hypocrite devant Dieu et devant les hommes<br />
sans nécessité aucune, simplement par conscience de sa<br />
propre nullité. Racontez comment ce jeune homme essaye<br />
de se libérer goutte à goutte de l’esclave qui est en lui et<br />
comment, se réveillant un beau matin, il se rend compte que<br />
ce n’est plus un sang d’esclave qui coule dans ses veines,<br />
mais le sang d’un être humain. (Lettre à Souvorine)<br />
Maïa Plissetskaïa dans La Dame au petit chien,<br />
1985. Collection Musée Bakhrouchine.<br />
<br />
PAYSAGE<br />
Figurez-vous un grand jardin à l’ancienne, des parterres<br />
agréables, des ruches, un potager, en bas la rivière avec<br />
ses saules chevelus qui, par grande rosée, paraissent<br />
légèrement mats, comme s’ils grisonnaient, et, sur l’autre<br />
rive, des prairies, au-delà une forêt de pins toute noire,<br />
terrible. Il y pousse des lactaires en veux-tu en voilà, et au<br />
plus profond de la futaie vivent des élans. Il me semble que<br />
quand je mourrai et qu’on clouera mon cercueil, je verrai<br />
toujours en rêve ces aubes où, vous savez, le soleil vous<br />
éblouit déjà, ou bien les merveilleux soirs de printemps où,<br />
dans le jardin et au-delà, chantent les rossignols et les râles<br />
des genêts, où les sons d’un accordéon montent du village,<br />
ceux d’un piano de la maison, où la rivière gronde, bref, où<br />
l’on entend un tel concert qu’on a envie à la fois de pleurer<br />
et de chanter à tue-tête. (Ariane)<br />
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