Dépasser Stanislavski - Maison Jean Vilar
Dépasser Stanislavski - Maison Jean Vilar
Dépasser Stanislavski - Maison Jean Vilar
Create successful ePaper yourself
Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.
ARTISTES<br />
« Il m’est souvent arrivé de causer avec de vieux acteurs,<br />
des hommes de grande qualité, qui m’accordaient leur<br />
bienveillance. Grâce à ces conversations, j’ai pu comprendre<br />
que leur raison et leur liberté propre régissent moins leur<br />
profession que la mode et l’humeur de la société. Les<br />
meilleurs d’entre eux ont joué la tragédie, l’opérette, le<br />
vaudeville, les féeries et, chaque fois de la même façon,<br />
il leur semblait qu’ils étaient sur le droit chemin et qu’ils<br />
étaient utiles. Ce qui prouve qu’il ne faut pas chercher la<br />
cause du mal dans les acteurs, mais plus profondément<br />
dans l’art lui-même et dans les rapports de la société avec<br />
lui. »<br />
Ma lettre ne fi t qu’irriter Katia. Elle me répondit :<br />
« Nos violons ne sont guère accordés. Je ne vous parlais pas<br />
des gens de grande qualité qui ont pu vous témoigner de la<br />
bienveillance, mais d’une bande d’aigrefi ns qui n’ont rien de<br />
commun avec la noblesse. C’est un troupeau de sauvages<br />
qui ne sont montés sur la scène que parce qu’on ne les<br />
aurait reçu nulle part ailleurs et qui ne s’appellent artistes<br />
que par impudence. Pas un talent mais beaucoup de ratés,<br />
d’ivrognes, d’intrigants, de mauvaises langues. Je ne puis<br />
vous dire combien il m’est amer de voir que l’art, que j’aime<br />
tant, est tombé entre les mains de gens que je hais. Il m’est<br />
amer que les meilleures gens ne voient le mal que de loin,<br />
ne veuillent pas s’en approcher et, au lieu d’intervenir,<br />
développent dans un style pesant des lieux communs et une<br />
morale oiseuse. […] Je suis inhumainement trompée, je ne<br />
peux plus vivre. » (Une Banale Histoire)<br />
AUTOPORTRAIT ?<br />
Ma chère, lisez Maupassant ! Une seule de ses pages vous<br />
donnera plus que toutes les richesses de la terre ! À chaque<br />
ligne, c’est un nouvel horizon qui s’ouvre. Les mouvements<br />
du cœur les plus doux, les plus tendres, alternent avec des<br />
sentiments violents, tumultueux ; votre âme, comme sous<br />
une pression de quarante mille atmosphères, se transforme<br />
en une parcelle infi me d’une substance d’une vague couleur<br />
rose qui aurait, si on pouvait la mettre sous la langue, une<br />
saveur âpre, voluptueuse. Quelles folles trouvailles dans<br />
les transitions, les motifs, les mélodies ! Vous reposez sur<br />
le muguet et la rose et, tout à coup, une idée effrayante,<br />
magnifi que, inéluctable, fond sur vous à l’improviste<br />
comme une locomotive, vous enveloppe d’un nuage de<br />
vapeur brûlante et vous assourdit de son siffl ement.<br />
Lisez Maupassant, ma chère, je l’exige ! (Un Royaume de<br />
femmes)<br />
<br />
Isaak Ilyich Levitan, Hautes eaux,<br />
huile sur toile (64,2x57,5) 1897.<br />
Collection Galerie nationale Tretyakov, Moscou.<br />
CONSTRUIRE<br />
Comprenez, expliquait le docteur, comprenez que si vous<br />
bâtissez une école et que, d’une manière générale, vous le<br />
faites bien, ce n’est pas pour les paysans mais au nom de la<br />
culture, de l’avenir. Et plus les paysans sont mauvais, plus il<br />
y a de raisons de la bâtir, il faut le comprendre. (Ma Vie)<br />
CRITIQUE<br />
La critique n’existe pas chez nous. Ecrire pour celle dont<br />
nous disposons est aussi vain que faire sentir des fl eurs à un<br />
quidam enrhumé. Parfois, je perds courage. Pour qui, pour<br />
quoi est-ce que j’écris ? Le public ? Mais je ne le vois pas, ce<br />
public, et j’y crois moins qu’aux revenants ; il est inculte, mal<br />
élevé, et ses meilleurs éléments manquent de conscience et<br />
de sincérité à notre égard. Je ne parviens pas à savoir s’il a<br />
ou n’a pas besoin de moi. On dit que je suis inutile, que je<br />
perds mon temps à des vétilles, mais l’Académie me décerne<br />
un prix… Le diable lui-même n’y voit pas clair. Écrire pour de<br />
l’argent ? Mais je n’ai pas d’argent, et l’habitude de ne pas<br />
en avoir m’a rendu presque indifférent envers lui. Quand il<br />
s’agit uniquement d’en gagner, je ne me fatigue pas. Alors,<br />
écrire pour récolter des éloges ? Mais les éloges ne font<br />
que m’exaspérer… Si nous avions une critique, je saurais<br />
quelle sorte de matière je représente, bonne ou mauvaise,<br />
qu’importe ?, et si, pour ceux qui se consacrent à l’étude<br />
de la vie, je suis aussi nécessaire que l’étoile à l’astronome.<br />
Alors je me donnerais de la peine, je saurais pourquoi je<br />
travaille… Mais les choses étant ce qu’elles sont, moi, vous,<br />
les autres avons l’air de maniaques qui écrivent des livres<br />
pour leur propre plaisir. C’est agréable, sans doute, ce plaisir<br />
dure aussi longtemps qu’on écrit, mais après ? Bien des<br />
peuples, bien des religions, des langues, des civilisations<br />
ont disparu faute d’historiens. Ainsi disparaissent sous nos<br />
yeux quantité de vies et d’œuvres d’art faute de critique.<br />
On m’opposera que la critique, chez nous, ne trouve pas de<br />
pâture, que nos œuvres sont faibles et insignifi antes. C’est<br />
un raisonnement étroit : on étudie la vie non seulement<br />
d’après ses acquisitions, mais aussi d’après ses pertes.<br />
(Lettre à Souvorine)<br />
ÉCHAPPER<br />
Deux ans plus tôt, lorsqu’il était tombé amoureux, il lui avait<br />
semblé qu’il suffi rait de se lier à Nadéjda et de partir avec<br />
elle au Caucase pour échapper à la trivialité et au vide de<br />
l’existence ; de même, à présent, il était convaincu qu’il<br />
suffi rait de la quitter et de retourner à Pétersbourg pour<br />
trouver tout ce qui lui manquait. « Fuir, murmura-t-il en se<br />
rongeant les ongles, fuir ! » Il se vit, en imagination, prenant<br />
le bateau, déjeunant, buvant de la bière glacée, bavardant<br />
avec des dames sur le pont, puis montant dans le train à<br />
Sébastopol et partant. Salut, liberté ! Les gares défi lent les<br />
unes après les autres, l’air est de plus en plus froid, plus<br />
âpre, voici des bouleaux et des pins, voici Koursk, Moscou…<br />
Dans les buffets on vous sert de la soupe aux choux, du<br />
mouton au gruau, de l’esturgeon, de la bière, ce n’est plus<br />
la sale Asie mais la Russie, la vraie Russie. Les voyageurs<br />
33