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Dépasser Stanislavski - Maison Jean Vilar

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d’action et des tonnes d’amour. » C’est La<br />

Mouette dont il est « plus mécontent que<br />

satisfait. L’ayant lue d’un bout à l’autre,<br />

je dois me rendre à l’évidence : je ne suis<br />

pas un auteur dramatique. » D’ailleurs,<br />

elle n’enthousiasme pas son entourage.<br />

Et puis, on reconnaît trop facilement des<br />

faits et des personnages réels, l’aventure<br />

de Potapenko et Lika en particulier. Mais<br />

aussi l’instituteur, directement inspiré de<br />

l’engagement personnel de Tchékhov pour<br />

l’école de Mélikhovo dont il dessine lui-<br />

même les plans…<br />

Au printemps 96, Tchékhov est bouleversé<br />

par la catastrophe de Khodynka, dans<br />

la banlieue de Moscou : au cours<br />

de la distribution des «saucisses du<br />

couronnement » en l’honneur du nouveau<br />

règne de Nicolas II (Alexandre III est<br />

mort en 1894), une bousculade monstre<br />

fait plus de mille morts. Puis sa maladie<br />

empire au cours d’un voyage au Caucase.<br />

Mais il est heureux parce que La Mouette<br />

a reçu le visa de censure et va être jouée<br />

en octobre à Saint-Pétersbourg, si heureux<br />

qu’il reprend en cachette L’Esprit des bois<br />

et termine en un mois une nouvelle version<br />

intitulée Oncle Vania. Bonheur de courte<br />

durée : la création de La Mouette est une<br />

catastrophe, la « comédie » n’est pas<br />

drôle et la farce vire au drame. Tchékhov,<br />

désabusé, écrit : « Même si je vis encore<br />

cent ans, je n’écrirai plus jamais pour le<br />

théâtre. Je suis un auteur dramatique<br />

nul. » Il quitte Saint-Pétersbourg comme<br />

« quelqu’un dont la demande en mariage<br />

vient d’être repoussée et qui n’a rien de<br />

mieux à faire que de vider les lieux. »<br />

Mais dès le lendemain de la première,<br />

le public réserve un tout autre accueil à<br />

La Mouette : d’après les télégrammes<br />

de ses amis, c’est un succès colossal !<br />

Le vrai public semble avoir compris<br />

l’universalité de ce théâtre, sa proximité<br />

avec les simples habitants du monde<br />

quotidien, il approuve sa façon de raconter<br />

l’indécision et l’enthousiasme, les velléités<br />

et la résignation qui font le caractère de<br />

la classe moyenne… Les témoignages de<br />

spectateurs lui rendent courage : « Je me<br />

suis lavé à l’eau froide et me voici prêt à<br />

écrire une nouvelle pièce . » Cependant,<br />

le médecin de Mélikhovo est surchargé<br />

de tâches administratives, il participe au<br />

recensement, construit une école, alimente<br />

la bibliothèque de sa pauvre ville natale,<br />

Taganrog… Il fi nit par s’enfuir à nouveau<br />

à Moscou où l’attendent de nouveaux<br />

épisodes amoureux. Depuis Pétersbourg,<br />

son frère Alexandre en témoigne : « On<br />

dit que tu es souvent à Moscou où tu<br />

passes ton temps à forniquer, la rumeur<br />

est arrivée jusqu’ici. » Par ailleurs, sa<br />

première rencontre avec <strong>Stanislavski</strong> n’est<br />

pas favorable : l’ironie, l’autodérision de<br />

Tchékhov ne plaisent pas au jeune acteur<br />

qui commence à se faire une réputation.<br />

Mars 1897 : Tchékhov subit une très grave<br />

crise d’hémoptysie. Il crache beaucoup de<br />

sang. Hospitalisé, il reçoit la visite de Tolstoï<br />

qui lui parle d’immortalité : « Pour lui, note<br />

Tchékhov, elle est une essence mystérieuse<br />

où tout se confond en une sorte de masse<br />

gélatineuse informe. Mon individualité,<br />

mon esprit se dissoudre dans cette masse ?<br />

Je ne veux pas de cette immortalité ! » Sa<br />

nouvelle Les Moujiks est caviardée par la<br />

rédaction de La Pensée russe afi n de lui<br />

éviter une arrestation. Pourtant, Tchékhov<br />

se garde bien de proposer des solutions<br />

politiques aux problèmes sociaux qui<br />

assaillent sa patrie : « La masse est bête<br />

et le restera. L’homme intelligent doit<br />

abandonner tout espoir de l’éduquer et de<br />

l’élever à son niveau. Il vaut mieux agir de<br />

manière concrète, construire des chemins<br />

de fer, des télégraphes, des téléphones,<br />

et rendre ainsi la vie meilleure à tous… »<br />

Autant d’accents que l’on retrouve dans<br />

la bouche de ses personnages. Après<br />

une autre terrible hémorragie, il s’installe<br />

quelques mois à Mélikhovo où il ne tarde<br />

pas à être littéralement envahi, victime de<br />

son incapacité à refuser l’hospitalité à qui<br />

que ce soit. Il faut s’enfuir une nouvelle<br />

fois : ce sera Biarritz, grâce à Souvorine<br />

et aux droits d’auteur de La Mouette<br />

qui continue une belle carrière dans de<br />

nombreux théâtres.<br />

Tchékhov éprouve une préférence pour<br />

Nice où les Russes sont comme chez eux.<br />

Il a beau ne pas apprécier la compagnie de<br />

ses compatriotes, il se console avec celle<br />

de nombreuses jeunes femmes, russes<br />

ou françaises. Le climat de la Côte d’Azur<br />

lui réussit, il va mieux. En janvier 98, il<br />

découvre le J’Accuse d’Émile Zola et croit à<br />

l’innocence de Dreyfus. Il s’enthousiasme :<br />

« Un vent frais souffl e ici, et tout Français<br />

a la preuve que, Dieu merci, il y a encore<br />

une justice et qu’un innocent accusé à<br />

tort trouve toujours quelqu’un pour le<br />

défendre ». Souvorine ne partage pas cette<br />

opinion, sa revue Temps nouveaux campe<br />

du côté de la réaction antisémite, ce qui<br />

va fâcher les deux amis jusqu’à leurs<br />

retrouvailles parisiennes au printemps de<br />

l’année suivante, sur le chemin du retour à<br />

Mélikhovo qui manque terriblement à Anton<br />

Pavlovitch, toujours sujet au mal du pays.<br />

C’est là que Tchékhov découvre la demande<br />

de Vladimir Nemirovitch-Dantchenko de<br />

monter La Mouette au nouveau Théâtre<br />

d’Art qu’il vient d’ouvrir à Moscou avec<br />

Constantin <strong>Stanislavski</strong>, riche industriel –<br />

forges et cotons –, qui met sa fortune au<br />

service de sa passion pour le théâtre.<br />

Pour l’histoire du théâtre, c’est bien à<br />

Nemirovitch-Dantchenko que revient<br />

l’honneur d’avoir imposé Tchékhov contre<br />

l’avis général. La Mouette n’a pas laissé le<br />

meilleur souvenir auprès des beaux esprits<br />

malgré son succès populaire. L’auteur lui-<br />

même ne dit-il pas à son ami Souvorine :<br />

« Je n’aime pas les acteurs, écrire des<br />

pièces me déprime » ? La première réponse<br />

de Tchékhov à la demande de Nemirovitch-<br />

Dantchenko est donc négative car tout<br />

l’attriste, et surtout le milieu littéraire et<br />

théâtral. L’ennui de Mélikhovo a cependant<br />

raison de ses dernières réticences, et<br />

Constantin <strong>Stanislavski</strong> s’attaque enfi n à<br />

cette Mouette si peu désirée… Il passe l’été<br />

à chercher les solutions aux problèmes de<br />

cette dramaturgie nouvelle et découvre qu’il<br />

ne peut la servir sans la mettre en scène.<br />

C’est-à-dire sans renoncer aux habitudes<br />

histrionesques, au programme personnel<br />

des acteurs de l’époque et de toutes<br />

celles qui l’ont précédée, pour adopter<br />

le seul point de vue du personnage. Une<br />

révolution théâtrale est en marche : elle<br />

passe par une quête de la re-présentation<br />

du réel, les acteurs s’efforçant de<br />

s’approcher de la vraie vie, soutenus par<br />

le metteur en scène qui fait appel, lui, à<br />

des techniques décoratives, lumineuses,<br />

sonores concourant à l’ambiance générale<br />

du tableau. Cette forme de naturalisme<br />

mêlé d’impressionnisme, où les bouleaux,<br />

les terrasses, les samovars, les grillons,<br />

les grenouilles sont vrais et les larmes, les<br />

émois, les pulsions absolument sincères,<br />

dominera longtemps la tradition théâtrale<br />

tchékhovienne contre l’avis même de<br />

l’auteur : « Dans une toile de Kramskoï,<br />

proteste-t-il, vous avez beaucoup de<br />

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