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Dépasser Stanislavski - Maison Jean Vilar

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<strong>Dépasser</strong> <strong>Stanislavski</strong><br />

Giorgio Strehler<br />

À l’interlocuteur étonné qui me demanderait : « pourquoi<br />

une autre Cerisaie ? », je répondrais avec beaucoup de<br />

simplicité : parce que La Cerisaie est un chef-d’œuvre.<br />

Il suffi t donc d’être un chef-d’œuvre pour avoir « raison »<br />

d’être représenté ? Est-il juste de représenter les chefsd’œuvre<br />

? Ou non ? Les classiques et ainsi de suite ? C’est<br />

une vieille histoire mais elle vaut la peine qu’on s’y arrête<br />

un instant.<br />

1) Je crois que oui. Car toute grande œuvre de l’intelligence,<br />

du cœur humain est éternelle. L’idée de « momentané »<br />

est dépassée par les grandes œuvres qui représentent des<br />

points de référence pour l’homme.<br />

Je ne crois aux classiques qu’à cette condition : comme<br />

étant écrits aujourd’hui pour aujourd’hui et pour demain.<br />

S’ils ne sont pas tels, ce ne sont pas des classiques, ce sont<br />

des œuvres plus ou moins importantes, des documents<br />

plus ou moins négligeables d’un « moment » de l’histoire<br />

qui passe. Le vrai classique ne passe pas. Il peut être plus<br />

évident à certaines périodes, moins à d’autres ; certaines<br />

« choses dites » d’une certaine façon seraient aujourd’hui<br />

dites autrement, peut-être, et demain autrement encore ; de<br />

même, certains aspects formels peuvent se modifi er comme<br />

certains aspects de contenu : mais l’œuvre d’art reste<br />

intacte, elle est là et parle. Elle est juste, elle est nécessaire,<br />

elle est active, elle est révolutionnaire, toujours et toujours<br />

dans l’histoire.<br />

2) Pourquoi malgré tout, parmi « tout le théâtre mondial »,<br />

cette Cerisaie en 1974 ? Je réponds encore : parce qu’elle<br />

est magnifi que, parce que je l’aime, parce que j’en sens la<br />

nécessité. Et si je suis un interprète « juste », je devrai bien<br />

être, d’une façon ou d’une autre, ce miroir du temps dont<br />

nous parle Shakespeare, non ? Si l’œuvre m’est nécessaire,<br />

elle doit bien l’être d’une façon ou d’une autre pour les<br />

autres.<br />

<br />

La Cerisaie, mise en scène Giorgio Strehler, 1974.<br />

Photo Luigi Ciminaghi / Piccolo Teatro de Milan.<br />

Vous n’ignorez pas que c’est ma deuxième mise en scène de<br />

La Cerisaie et que je fus très malheureux à la première. Je me<br />

rappelle nettement la fi n : les applaudissements habituels,<br />

et même très chaleureux, me sembla-t-il, mais j’éprouvais<br />

un sentiment de profonde insatisfaction intérieure. Le<br />

sentiment d’avoir à peine effl euré La Cerisaie, par fatigue,<br />

inexpérience et manque de temps. La Cerisaie fut montée<br />

après La Trilogie de La Villégiature, après l’exposition<br />

créatrice de La Villégiature ; elle devait être la suite d’une<br />

même réfl exion sur la « fi n » d’une société, sur le frisson<br />

de la fi n et ses pressentiments, pendant deux moments<br />

particuliers de l’histoire européenne et du monde. Mais<br />

j’abordai la deuxième phase, le cœur un peu sec. Nous<br />

commençâmes à répéter La Cerisaie trois ou quatre jours<br />

après la première de la Trilogie de Goldoni. Cette année,<br />

après avoir repris La Cerisaie, je ferai « ensuite » La Trilogie.<br />

Le destin qui se venge, ou l’histoire, ou autre chose, je n’en<br />

sais rien, mais là aussi un effet du hasard…<br />

Je sortis dans la cour, la même qu’aujourd’hui, tandis qu’il<br />

commençait à neiger et je m’enfuis comme un voleur, plus<br />

que d’habitude, car je m’enfuis toujours aux premières de<br />

mes mises en scène. Cette fois là, je m’enfuis davantage.<br />

J’ai donc un compte à régler avec moi-même, si j’en suis<br />

capable ! Mais, évidemment, ce n’est pas de cela qu’il s’agit.<br />

Tôt ou tard, les réfl exions ininterrompues ou inachevées<br />

doivent être reprises pour qu’on les termine, qu’on les<br />

achève, ou pour savoir si nous serons un jour capables de<br />

les mener à leur terme.<br />

Mais ce n’est certainement pas ce qui me pousse aujourd’hui<br />

à penser à une Cerisaie différente évidemment, tout à fait<br />

différente de celle d’alors.<br />

Je ne sais pourquoi, je vous l’avoue, mais cette Cerisaie,<br />

telle qu’elle commence à se dessiner, est proche de Lear.<br />

Elle prolonge une réfl exion qui n’est pas formelle, mais de<br />

fond. Je dis : je ne sais pourquoi. La réfl exion, ou une partie<br />

de la réfl exion, c’est le sentiment du temps, le temps, une<br />

enquête sur le temps, sur les générations qui passent, sur<br />

l’Histoire qui change, sur le changement, sur la douleur qui<br />

« fait mûrir », « la maturité est tout ! », comme dit Edgar ! Sur<br />

l’espoir et la certitude active que ce monde, on doit le faire,<br />

qu’il se fera… je ne sais…cela et beaucoup d’autres choses<br />

encore.<br />

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