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Dépasser Stanislavski - Maison Jean Vilar

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Moujiks et Ma vie, d'A. P. Tchékhov,<br />

Ed. A. Suvorin, St Pétersbourg, 1899.<br />

Collection Musée Melikhovo<br />

coups du mercantilisme de la bourgeoisie<br />

montante ou d’un vaudeville dont le<br />

personnage principal est insouciant, frivole<br />

et nonchalant ? Tchékhov veut se mêler<br />

des répétitions, Olga est furieuse de la<br />

distribution féminine qu’il envisage… Pour<br />

éviter l’insuccès redouté, elle imagine avec<br />

Némirovitch-Dantchenko et <strong>Stanislavski</strong> de<br />

transformer la première en un hommage<br />

à l’écrivain et attirer ainsi davantage<br />

l’attention du public sur sa personne – qui<br />

se ronge de solitude à Yalta en regardant le<br />

téléphone : « Je me morfonds en attendant<br />

le moment où ma femme daignera me faire<br />

venir auprès d’elle. » Le 2 décembre 1903, il<br />

est appelé à Moscou, où il arrive le 4.<br />

Moscou, enfi n ! Tchékhov retrouve le<br />

plaisir des soirées entre amis, des longues<br />

discussions nocturnes avec Bounine,<br />

Chaliapine, Gorki, Rachmaninov…, mais son<br />

désaccord avec <strong>Stanislavski</strong> et sa manière<br />

de diriger les répétitions de La Cerisaie<br />

est profond. Il trouve le jeu trop lent, trop<br />

proche d’une réalité qui n’est pas la sienne<br />

– ou alors c’est la pièce qui est mauvaise !<br />

Le soir de la première (17 janvier 1904), la<br />

« surprise » ne le surprend pas : titubant,<br />

il se résigne à paraître sur le plateau,<br />

recevoir une ovation et subir les discours<br />

de congratulations dont les Russes sont<br />

si friands, alors qu’il est dans un état de<br />

faiblesse avancé. Et, en effet, l’hommage à<br />

l’auteur fait passer au second plan l’accueil<br />

mitigé de la pièce par la société cultivée.<br />

Comme d’habitude, en quelque sorte…<br />

Et comme d’habitude, dès le lendemain,<br />

le public populaire fait à La Cerisaie un<br />

accueil qui dépasse les espoirs les plus<br />

fous. Elle tiendra longtemps l’affi che. Au<br />

cours d’une promenade à traineau avec<br />

Olga, il redécouvre les paysages enneigés<br />

de la campagne moscovite qu’il aime par-<br />

dessus tout et écrit à l’un de ses anciens<br />

amours – inachevé comme tant d’autres – :<br />

« Je vous souhaite de ne plus compliquer<br />

les choses, la vie est beaucoup plus simple<br />

que vous ne croyez. »<br />

À Yalta, il a la joie de renouer avec son frère<br />

aîné, Alexandre, qui a cessé de boire. Une<br />

réunion familiale presque au complet le<br />

comble. En avril, le succès de La Cerisaie<br />

à Saint-Pétersbourg dépasse de loin celui,<br />

pourtant immense, de Moscou. Mais la<br />

vie, ou ce qu’il en reste, est solitaire et<br />

inquiète : la guerre russo-japonnaise a<br />

éclaté en janvier 1904, son seul compagnon<br />

est son médecin qui lui voue une profonde<br />

amitié. Tchékhov rêve de Moscou, d’une<br />

vie familiale bourgeoise avec Olga qui<br />

poursuivrait sa magnifi que carrière pendant<br />

qu’il passerait ses journées à pêcher.<br />

Contre l’avis du bon docteur de Yalta, il<br />

retourne à Moscou écouter les conseils<br />

d’un spécialiste qui lui recommande une<br />

ville d’eau allemande, Badenweiler, dans<br />

la Forêt-Noire. Nombreuses disputes entre<br />

Olga et Macha, convaincue que ce nouveau<br />

voyage va achever son frère. Mais Olga veille<br />

sur Anton comme un cerbère : personne<br />

ne peut plus l’approcher. Malgré quinine,<br />

morphine, arsenic, il souffre énormément,<br />

trouve encore la force d’envoyer d’autres<br />

livres à la bibliothèque municipale de<br />

Taganrog, imagine une pièce dont le héros,<br />

un savant, part en expédition au Pôle Nord<br />

pour oublier la femme qui l’a déçu… Devant<br />

le train en partance pour Berlin, il souffl e<br />

à l’oreille d’un ami : « Je pars crever en<br />

Allemagne. »<br />

Après une courte rémission à Berlin, Anton<br />

et Olga s’installent à Badenweiler. Ils sont<br />

obligés de trouver une pension de famille<br />

car les quintes de toux, épouvantables<br />

et répétées, dérangent la clientèle de<br />

leur hôtel. Camphre et oxygène rendent à<br />

Tchékhov quelques forces, il se voit même<br />

complètement guéri jusqu’au moment où il<br />

a une syncope. Très faible, il invente pour<br />

le plaisir d’Olga une histoire amusante qui<br />

ferait une charmante nouvelle : un groupe<br />

de touristes rentre à l’hôtel épuisé après<br />

une journée d’excursion, mais le cuisinier<br />

s’est envolé, il n’y a rien à manger… Et de<br />

décrire les réactions de ces bourgeois peu<br />

habitués à mourir de faim. Olga veut placer<br />

une poche de glace sur sa poitrine pour<br />

ralentir les battements d’un cœur gavé<br />

de morphine : « Pas la peine de mettre<br />

au frais un cœur déjà vide. » Puis c’est au<br />

tour de son docteur de vouloir le mettre<br />

sous oxygène. Inutile : « Ich sterbe », lui<br />

dit tranquillement Tchékhov : « Je meurs ».<br />

Le médecin lui propose une coupe de<br />

champagne. « Voilà longtemps que je n’ai<br />

pas bu de champagne ». Il boit, se retourne<br />

sur le côté et meurt. Nous sommes le 14<br />

juillet 1904 (2 juillet selon le calendrier<br />

Julien). Il n’a pas cessé de penser que son<br />

œuvre ne lui survivrait pas six ou sept<br />

ans…<br />

Dernières ironies de l’histoire : son<br />

corps est ramené à Moscou via Saint-<br />

Pétersbourg dans un wagon frigorifi que<br />

destiné au transport d’huîtres. Il<br />

« voyage » en compagnie d’un général :<br />

à l’arrivée, d’aucuns se tromperont de<br />

convoi mortuaire. Tchékhov est enterré au<br />

cimétière de Novodievichi, à Moscou.<br />

Maria (Macha) Tchékhov, sa sœur, fi dèle<br />

gardienne de sa mémoire, meurt à Yalta<br />

en 1957 à quatre-vingt-quatorze ans.<br />

Après une longue et prestigieuse carrière<br />

d’actrice, Olga meurt en 1959, à quatre-<br />

vingt-onze ans. Elle repose aux côtés de<br />

Tchékhov, à Novodievichi. Tout à côté, un<br />

carré est réservé aux principaux animateurs<br />

du Théâtre d’Art. Sur chacune des tombes,<br />

le signe de la mouette.<br />

J. T.<br />

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