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Dépasser Stanislavski - Maison Jean Vilar

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fi gures mythologiques ne sont pas éloignées de nous mais<br />

en nous – c’est ce qu’a magnifi quement montré Freud :<br />

Œdipe, Hamlet sont à portée de notre main, nous portons<br />

en nous-mêmes et au cœur de nos actions les plus banales<br />

toute la tragédie du monde. Cette remarque me semble utile<br />

dans la mesure où elle redonne de l’optimisme vis-à-vis du<br />

théâtre, de la représentation des « grands classiques » par<br />

exemple : on dit souvent qu’aujourd’hui nous ne vivons plus<br />

à l’époque des « géants », comme Richard II ou Napoléon…<br />

Ce qui est faux, puisque nous avons eu Staline ou l’ayatollah<br />

Khomeiny. Je veux dire que les fi gures historiques ne<br />

sont pas moins « grandes » aujourd’hui qu’hier. Mais en<br />

revanche nous avons l’impression que notre vie quotidienne<br />

est minable par rapport aux grands mythes passés. D’où<br />

l’importance de Freud : les grands mythes sont notre vie<br />

même ; quant à Napoléon ou Richard II, ils ne sont peutêtre<br />

pas plus grands que nos petites histoires, ou celles-ci<br />

pas moins intéressantes que les grandes. Les schémas, les<br />

fi gures sont les mêmes, et cela l’œuvre de Tchékhov le dit :<br />

la présence de Shakespeare dans son œuvre l’atteste, et par<br />

exemple ce fait que La Mouette est une vaste paraphrase<br />

de Hamlet, où Treplev répète Hamlet, Arkadina Gertrude,<br />

Trigorine Claudius, et Nina Ophélie guettée par la folie, etc.<br />

[…]<br />

Dans La Cerisaie, je vois pour ma part beaucoup de choses :<br />

non pas une pièce entièrement reconstituée, comme Hamlet<br />

dans La Mouette, mais plutôt des fragments. J’y verrais des<br />

morceaux de la grande histoire qui s’annonce, et un effort<br />

de conscience tout à fait exceptionnel, qui a pour résultat<br />

de transformer le public en spectateur de l’inconscient des<br />

personnages – ce qu’on retrouvera chez Brecht. Tchékhov<br />

nous montre, nous fait toucher l’inconscient ; et toute mise<br />

en scène de Tchékhov à mon avis, fait faire à un acteur une<br />

action par exemple qui le porte de droite à gauche alors que<br />

son désir le porterait de gauche à droite ; l’acteur devra jouer<br />

cette contrariété des pas et de la tête au point de rendre le<br />

spectateur voyeur de l’inconscience du personnage, de sa<br />

dissociation. Autre chose me semble dans La Cerisaie très<br />

consciemment dit : c’est l’apparition d’une nouvelle classe<br />

en Russie, et la passation des pouvoirs. Et à ce sujet, il y<br />

a selon moi une extraordinaire ironie de l’histoire en ce<br />

qui concerne Tchékhov, un sarcasme qui n’intéresse pas<br />

que La Cerisaie mais toute l’œuvre, Ivanov en particulier.<br />

Tchékhov m’apparaît comme quelqu’un qui, à l’instar de<br />

ses contemporains, voit la fi n de la grande histoire – en quoi<br />

évidemment il se trompe…<br />

[…] Il considérait toute la pensée apocalyptique, issue par<br />

exemple de Soloviev et qu’on retrouve dans la « pièce<br />

moderniste » de Treplev, comme des blagues, des bêtises<br />

ridicules. Tout le discours de Tousenbach par exemple<br />

(« Dans vingt ans, le monde aura changé, tout le monde<br />

sera au travail, un grand ouragan va passer », etc.) n’est en<br />

aucune façon celui de Tchékhov. Je crois qu’il voyait l’avenir<br />

de la Russie à peu près comme les bourgeois libéraux et<br />

un certain nombre de socialistes légalistes pouvaient le<br />

voir, c’est-à-dire comme un avenir capitaliste, une sorte<br />

d’assagissement du tsarisme qui porterait au pouvoir<br />

Lopakhine. La Cerisaie nous montre que c’est Lopakhine<br />

l’avenir de la Russie. Et ce Lopakhine apparaît sous beaucoup<br />

de traits dans toute l’œuvre de Tchékhov : il y a Borkine dans<br />

Ivanov, mais Borkine est antipathique alors que Lopakhine<br />

est individuellement sympathique. Simplement l’un comme<br />

l’autre est grossier, ne connaît pas la valeur de ce que ses<br />

grosses mains touchent ; Lopakhine ne connaît pas le goût<br />

de ces cerises exceptionnelles dont le vieux Firs reste le seul<br />

témoin, aussi va-t-il transformer ce verger et avec lui toute la<br />

Russie en un immense lotissement, comme fait l’Occident.<br />

On voit arriver les promoteurs et s’annoncer une Russie<br />

d’où les valeurs auront disparu ; c’est une problématique<br />

proche des « mondes engloutis », comme dans Le Mariage<br />

de Figaro. Naturellement beaucoup de privilèges injustes<br />

vont disparaître, mais avec eux se perdra aussi un art de<br />

vivre. […]<br />

[…] Lopakhine donc va sortir la Russie, et là m’apparaît la<br />

grimace de l’histoire, et la dimension après-coup prophétique<br />

de Tchékhov. Car si, l’histoire immédiate lui donne tort, si le<br />

« grand ouragan » va effectivement déchaîner une révolution,<br />

conformément aux idées qu’il prête pour rire et sans y<br />

croire aux Tousenbach ou aux Trofi mov, cette révolution<br />

fi nalement n’aura été qu’une ruse de l’Histoire pour installer<br />

au pouvoir des gens qui auront tous les traits de Lopakhine<br />

ou de Borkine. Autrement dit, si Tchékhov se trompe à<br />

court terme, le long terme lui donne étrangement raison. La<br />

révolution aura servi en Russie à rattraper les conquêtes ou<br />

le niveau de vie qu’un capitalisme couronné d’une idéologie<br />

à la Homais promettait aux contemporains de Flaubert. (Il ne<br />

faut jamais couper Tchékhov de Flaubert ou de Maupassant :<br />

intellectuellement, ce sont ses vrais contemporains.) Ce que<br />

Tchékhov craint pour la Russie, et l’avenir immédiat qu’il a<br />

sous les yeux, c’est celui d’un pouvoir d’instituteurs ou de<br />

pharmaciens de village, positivistes farouches, rationalistes<br />

et militaristes, pouvoir de bureaucrate à front bas que le<br />

régime dit communiste généralisera. Chamraïev, l’intendant<br />

de La Mouette, est bien au faîte de sa gloire aujourd’hui.<br />

Extrait de la revue Silex, n°16, 2 e trimestre 1980.<br />

Isaak Ilyich Levitan : Bosquet de bouleaux,<br />

huile sur papier (28,5 x 50), 1889.<br />

Collection Galerie nationale Tretyakov, Moscou.<br />

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 66

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