Dépasser Stanislavski - Maison Jean Vilar
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Le personnage<br />
et le comédien<br />
Eric Lacascade<br />
Sans a priori sur le personnage. Je pars de l’acteur, du<br />
comédien qui, dans un groupe qui nous réunit depuis<br />
longtemps, m’a paru le plus proche du rôle, le plus apte à<br />
l’assumer. Christophe Grégoire (qui jouait Treplev dans La<br />
Mouette) est ainsi chargé d’une lourde responsabilité car<br />
il a été coopté, élu, en quelque sorte, par ses camarades,<br />
dans un moment d’intelligence et d’amitié d’ailleurs assez<br />
beau. Même « élection » de Murielle Colvez (Arkadina dans<br />
La Mouette) pour interpréter le rôle de la Générale : il s’agit<br />
d’une actrice à la palette de jeu assez originale. Le travail<br />
consiste à rapprocher cette humanité de femme de ce rôle<br />
qui va sans doute lui donner des renseignements sur ellemême.<br />
Il faut être curieux du personnage, il faut l’aimer jusqu’à<br />
accepter ces renseignements qu’il risque de vous donner<br />
sur vous-même. Jouvet parle très bien de ce dialogue : s’il<br />
joue Macbeth, ou Hamlet, il écrit à Hamlet, ou Macbeth<br />
tous les soirs, pour s’entretenir avec lui. Sans parler d’être<br />
le personnage, je crois fortement à ce dialogue avec l’idée,<br />
ou avec le fantôme. On est au travail vers, au travail sur,<br />
de temps en temps on l’approche, il s’approche, souvent<br />
il échappe, et parfois il y a fusion, moment de grâce<br />
suspendu qu’il n’est pas nécessaire d’obtenir sur toute<br />
la durée du spectacle. Ces points de rendez-vous avec le<br />
personnage me semblent suffi sants. Ce qui m’intéresse,<br />
c’est donc de travailler sur la frontière entre ce qui constitue<br />
la personnalité, l’individualité même de l’acteur, et le<br />
personnage. Comment ces deux forces dialoguent-elles ? Si<br />
l’on ne voit que l’acteur, l’intérêt est limité ; si l’on ne voit<br />
que le personnage, c’est un fantôme, une idée. Le lien entre<br />
l’être-acteur et le personnage-fantôme, s’opère à travers<br />
le texte et c’est cette lente rencontre, cette appréhension<br />
réciproque sur laquelle nous travaillons actuellement.<br />
[…] Le long travail d’adaptation m’a permis d’effectuer des<br />
choix et de sentir, sinon de défi nir, les lignes directrices sur<br />
lesquelles je souhaitais m’appuyer. Ensuite, j’ai fait mes<br />
propositions de jeu aux acteurs, en fonction des contraintes<br />
d’espace, des problématiques psychologiques. Nous avons<br />
fait beaucoup d’improvisations autour de ces propositions,<br />
chaque acteur masculin travaillant tous les rôles d’hommes,<br />
chaque actrice travaillant tous les rôles féminins, jusqu’à ce<br />
que chacun sache tous les rôles. Un travail très « gymnase »,<br />
université d’acteurs. Chacun est en droit d’observer, de<br />
commenter, de rectifi er. Tel camarade, distribué dans un<br />
plus « petit » rôle, propose par exemple une improvisation<br />
pleine de liberté et d’ironie sur le personnage de Platonov,<br />
qui permet à l’acteur chargé (c’est le mot) de la partition<br />
de Platonov et, naturellement, quelque peu tendu par<br />
cette responsabilité, de s’ouvrir à un horizon plus libre et<br />
respirable…<br />
Ainsi le spectacle naîtra, le jour de la première, fort de toutes<br />
les idées du groupe. Ce chemin parcouru ensemble ne nous<br />
rend pas propriétaires de nos inventions puisque chacun<br />
d’entre nous emprunte beaucoup à ses camarades. Chacun<br />
est porteur de l’ensemble.<br />
Propos recueillis par Jacques Téphany<br />
Quelque chose de Platonov<br />
Ed. <strong>Maison</strong> <strong>Jean</strong> <strong>Vilar</strong>, 2002<br />
Eric Lacascade est comédien et metteur en scène. De Tchékhov, il a<br />
monté Ivanov, Cercle de famille pour trois sœurs et La Mouette, au<br />
Festival d’Avignon, en 2000, et à la Comédie de Caen qu’il a dirigée<br />
de 1997 à 2006. On retiendra sa mise en scène de Platonov, dans<br />
la Cour d’honneur du Palais des papes, en 2002.<br />
En famille, avant de partir pour Sakhaline, 1890.<br />
Collection Musée Littéraire, Moscou.<br />
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 70