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Dépasser Stanislavski - Maison Jean Vilar

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isba, de parler avec chacun. J’ai utilisé un système de fi ches<br />

et inscrit près de dix mille forçats et déportés. Autrement dit ,<br />

il n’y en a pas un seul à qui je n’ai parlé. J’ai particulièrement<br />

bien réussi le recensement des enfants sur lequel je fonde<br />

pas mal d’espoirs. J’ai assisté à un châtiment par les verges,<br />

après quoi j’ai rêvé de bourreaux et d’horribles chevalets.<br />

J’ai parlé à des hommes enchaînés à des brouettes, au total<br />

j’ai détraqué mes nerfs et me suis juré de ne plus retourner<br />

à Sakhaline […]. La médecine ne pourra pas m’accuser de<br />

trahison, j’ai payé mon tribut à la science et je suis content<br />

que, dans ma garde-robe d’écrivain, ait aussi sa place ce dur<br />

vêtement de condamné. (Lettre à Souvorine)<br />

SCIENCE<br />

Les diverses connaissances ont toujours vécu en paix.<br />

L’anatomie et les belles-lettres ont une origine également<br />

noble, les mêmes buts, et n’ont aucune raison de se faire<br />

la guerre. Entre elles, il n’y a pas de lutte pour la vie. Si un<br />

homme connaît les lois de la circulation du sang, il est riche.<br />

Si, en plus, il apprend l’histoire des religions et une romance<br />

de Tchaïkovski, il devient plus riche encore. C’est pourquoi<br />

les génies ne se battaient jamais, et chez Goethe, à côté du<br />

poète, coexistait parfaitement le naturaliste. Ce qui lutte, ce<br />

ne sont pas les connaissances, la poésie avec l’anatomie,<br />

mais les erreurs, donc les hommes. […] Je me sens quant à<br />

moi beaucoup plus alerte et content de moi-même quand<br />

j’ai conscience d’avoir deux métiers au lieu d’un.<br />

[…] Mon saint des saints est le corps humain, la santé,<br />

l’intelligence, le talent, l’inspiration, l’amour et une liberté<br />

absolue qui affranchit de la violence et du mensonge sous<br />

quelque forme que ce soit. Tel est le programme auquel je<br />

me tiendrais si j’étais un grand artiste.<br />

[…] Je ne doute pas que mes études de médecine aient<br />

largement infl uencé mon activité littéraire ; elles ont<br />

sensiblement élargi le champ de mes observations et m’ont<br />

enrichi de connaissances. Seul un médecin peut apprécier<br />

ce que ces études m’ont apporté en tant qu’écrivain. Elles<br />

m’ont orienté et probablement évité bien des erreurs. La<br />

méthode que je dois aux sciences naturelles m’a toujours<br />

tenu en éveil. Je ne suis pas de ces hommes de lettres qui<br />

assument à l’égard de la science une attitude négative, et<br />

je n’envie pas ceux qui croient tout pouvoir comprendre par<br />

eux-mêmes.<br />

[…] Je me sens plus satisfait de moi-même à la pensée que je<br />

possède deux métiers : la médecine est ma femme légitime,<br />

la littérature ma maîtresse. Quand j’en ai assez de l’une, je<br />

vais coucher avec l’autre. (Lettre à Souvorine).<br />

TAGANROG<br />

Comment vivaient ces habitants, c’est honteux de le<br />

dire ! Pas de jardin public, pas de théâtre, pas d’orchestre<br />

convenable, la bibliothèque municipale et celle du club<br />

n’étaient fréquentées que par les adolescents juifs si bien<br />

que les revues et les livres neufs restaient des mois sans être<br />

coupés ; les gens riches et ceux de la classe intellectuelle<br />

dormaient dans des chambres sans air, étroites, dans des<br />

lits de bois hantés par les punaises, les enfants habitaient<br />

des locaux d’une saleté repoussante appelés chambres<br />

d’enfants, les domestiques, même vieux et respectés<br />

dormaient à la cuisine, à même le sol, et se couvraient de<br />

guenilles. […] On mangeait mal, on buvait une eau insalubre.<br />

À l’assemblée municipale, chez le gouverneur, chez l’évêque,<br />

dans toutes les maisons on disait depuis longtemps que notre<br />

ville n’avait pas d’eau potable et à bon marché, et qu’il était<br />

indispensable de contracter un emprunt de deux cents mille<br />

roubles auprès de l’État pour amener l’eau ; les gens très<br />

riches, que l’on pouvait compter au nombre d’une trentaine<br />

et à qui il arrivait de perdre aux cartes des domaines entiers,<br />

buvaient eux aussi de l’eau non potable et passaient leur<br />

vie à parler avec passion de l’emprunt. Je ne comprenais pas<br />

cela : il me semblait qu’il leur aurait été plus simple de sortir<br />

ces deux cent mille roubles de leur poche ! Dans toute la<br />

ville, je ne connaissais pas un honnête homme. Mon père<br />

recevait des pots-de-vin et s’imaginait qu’on les lui offrait en<br />

considération de ses qualités morales […] Je voyais défi ler<br />

les gens qui avaient été rayés du nombre des vivants par<br />

leurs proches et leurs parents, les chiens martyrisés jusqu’à<br />

devenir fous, les moineaux plumés par des gamins et jetés<br />

à l’eau vivants, et une longue, longue série de stupides et<br />

lentes souffrances que je n’avais cessé d’observer dans<br />

cette ville depuis mon enfance . (Ma Vie)<br />

VIEILLIR<br />

Le plus saint des droits royaux est le droit de grâce. Je me suis<br />

toujours senti roi parce que j’ai joui de ce droit sans limites.<br />

Je n’ai jamais jugé personne, j’ai toujours été indulgent, j’ai<br />

volontiers pardonné, à droite et à gauche. Là où d’autres<br />

protestaient et s’indignaient, je ne faisais que conseiller et<br />

persuader. Toute ma vie j’ai cherché seulement à rendre ma<br />

société supportable à ma famille, à mes étudiants, à mes<br />

collègues, à mes domestiques. Et mon comportement a<br />

servi de leçon, je le sais, à tous ceux qui se sont trouvés<br />

dans mon entourage. Mais maintenant je ne suis plus roi.<br />

Il m’arrive quelque chose qui ne convient qu’aux esclaves.<br />

Dans ma tête, jour et nuit, errent de mauvaises pensées, et<br />

dans mon âme font leur nid des sentiments que j’ignorais. Je<br />

hais, je méprise, je m’indigne, je me révolte, j’ai peur. Je suis<br />

devenu sévère, exigeant, irascible, maussade, soupçonneux<br />

à l’excès. Même ce qui n’était jadis que prétexte à un<br />

calembour ou à un rire sans malice me cause aujourd’hui<br />

une sensation pénible. Ma logique même a changé :<br />

naguère je ne méprisais que l’argent, maintenant ma hargne<br />

va non pas à l’argent mais aux riches, comme s’ils étaient<br />

coupables. Je haïssais la violence et l’arbitraire, maintenant<br />

je hais les gens qui y recourent comme s’ils étaient les<br />

seuls coupables, et non pas nous tous, qui ne savons que<br />

nous former les uns les autres. Si c’est un changement de<br />

convictions qui a amené en moi des idées nouvelles et de<br />

nouveaux sentiments, d’où a-t-il pu venir ? Le monde estil<br />

devenu pire et moi meilleur, ou bien étais-je aveugle et<br />

indifférent ? S’il est dû à un affaiblissement général de mes<br />

forces physiques et intellectuelles (en fait, je suis malade et<br />

je perds du poids chaque jour), ma situation est pitoyable…<br />

(Une Banale Histoire)<br />

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