Oeuvres sur Papier - Works on Paper - Jean-Luc Baroni & Marty de Cambiaire - 2022

din pour l’artiste. Ayant, tout comme les peintres
de son temps (Degas, Gauguin, Toulouse-Lautrec,
Renoir…), une conscience aiguë de l’épuisement
du nu classique, Rodin avait entrepris de dessiner
des nus à l’aveugle. Il dessinait en deux temps : <strong>sur</strong>
une page de carnet ordinaire il exécutait d’abord
un croquis rapide, sans regarder sa feuille. Il en
résultait un dessin « instantané » dont il se servait
ultérieurement comme d’une matrice. Dans un
deuxième temps, <strong>sur</strong> des papiers de qualité, plus
épais, parfois de plus grand format, Rodin décalquait
la figure, en épurant les lignes, en simplifiant
la figure ou en la complétant au besoin, et en la
redéfinissant à l’aquarelle ; la schématisation postérieure
de la figure, plus ou moins poussée, pouvait
atteindre à l’objectivation. Les figures ainsi conçues
étaient en rupture complète avec les corps qu’il
avait jusqu’alors conçus en tant que sculpteur, et
l’impression de nouveauté de ces « documents de
l’instantané » fut si grande que Rainer Maria Rilke,
un temps secrétaire de Rodin à Paris, ne put s’empêcher
de la décrire en 1903 : « En ne perdant pas
de vue le modèle et en abandonnant entièrement
le papier à sa main prompte et expérimentée, il
dessina une infinité de gestes jamais vus, toujours
négligés, et il apparut que la force expressive qui
en émanait était immense. […] Un pinceau plein
d’ocre, suivant rapidement et avec une intonation
variable un tel contour, donnait à la <strong>sur</strong>face ainsi
délimitée un modelé d’une telle vigueur qu’on
croyait voir des objets de terre cuite 2 ».
Pour Rodin lui-même cette manière de fixer le
modèle des yeux pendant que la main dessinait,
autonome, irraisonnée, a signifié une expérience
intense. La volonté de se libérer de la gangue des
habitudes, des automatismes, avait laissé place à
des déformations, à des exagérations et à des silhouettes
« en fil de fer ». « Depuis que je m’y suis
mis, j’ai l’impression de savoir dessiner. [...] Et je
sais pourquoi mes dessins ont cette intensité : c’est
que je n’interviens pas. Entre la nature et le papier
j’ai supprimé le talent. Je ne raisonne pas, je me
laisse faire. » La main possède désormais la mémoire
de l’œil : « Pas une fois en décrivant la forme
de cette masse n’ai-je quitté le modèle des yeux.
Pourquoi ? Parce que je voulais être sûr que rien ne
m’en échappait. Je n’ai pas pensé un seul instant au
problème technique de la représentation <strong>sur</strong> papier
qui pouvait empêcher l’élan de mon intuition, de
mon œil jusqu’à ma main. À l’instant où mon œil
s’arrête <strong>sur</strong> le papier, cet élan s’arrête. […] Mon but
est de tester à quel point mes mains sentent déjà ce
que voient mes yeux 3 . »
Notre Marguerite ou Carmen, réalisée à partir de
Erected on the place de l’Alma, in exactly the same
location where Courbet in 1855 and then Manet
in 1867 had built their own ephemeral museums,
Rodin’s pavilion claimed in turn to show the breadth
and variety of his work “little known, simplified,
even betrayed by the sample shown at the Salon” 1 .
The Salon, the prestigious annual gathering, but
subject to the tyranny of a jury that was often jealous
and conformist, had comprised for over a century
for all artists the best means of making a place in
the modern pantheon. In 1900, Rodin was a sixtyyear-old
artist, well established, but misunderstood,
honoured by public commissions but reviled by a
phalanx of influential art critics in newspapers and
magazines. Hence the importance of showing works
that were both sculptural and pictorial to artists,
critics, collectors and amateurs from all over the
world who were expected at the major inaugural
Exposition of the 20 th century. Rodin, by whom only
“michelangelesque” drawings for the Gates of Hell
were known up till then, sculptor’s drawings, had
positioned himself for a few years, abroad, as a true
draughtsman and colourist. In 1896, he exhibited
drawings at the Musée Rath in Geneva, then in 1896,
in the Netherlands and in Belgium, where around a
hundred nudes had been quite popular.
Exhibiting his watercolour drawings for the first time
in Paris, most of them female nudes, following on
from Courbet and Manet was important to him. Like
the painters of his time (Degas, Gauguin, Toulouse-
Lautrec, Renoir…), Rodin was strongly aware that
the formula of the classical nude was exhausted so
he had begun to draw nudes blindly. He created in
two stages: on a page of an ordinary sketchbook he
would first make a rapid sketch without looking at
his sheet. The result was an “instantaneous” drawing
which he would use later as a matrix. Then the
second stage, on high quality paper that was thicker,
sometimes larger in size, Rodin traced the figure,
making the lines more purified, simplifying the figure
or completing it as necessary, and redefining it with
watercolour. The later schematisation of the figure,
more or less finished, could attain objectification.
The figures conceived in this way were a complete
break from the bodies he had designed until then
when working in sculpture, and the impression of
novelty of these “documents of the instantaneous”
was so important that Rainer Maria Rilke, who was
Rodin’s secretary for a while in Paris, described it in
1903: “not losing sight of the model and completely
abandoning the paper to his speedy and experienced
hand, he drew an infinity of gestures that had never
been seen, always disregarded, and it appeared that
the expressive forces that emanated from them were
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