28.02.2014 Views

LE MONSTRE, OU LE SENS DE L'ECART ESSAI SUR UNE ...

LE MONSTRE, OU LE SENS DE L'ECART ESSAI SUR UNE ...

LE MONSTRE, OU LE SENS DE L'ECART ESSAI SUR UNE ...

SHOW MORE
SHOW LESS

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

284<br />

tel-00846655, version 1 - 19 Jul 2013<br />

pouvoir ne sont pas dans un face à face frontal sans pénétration de l’un dans l’autre, sans que<br />

l’un et l’autre ne s’appellent mutuellement, voire ne se produisent. En d’autres termes, il n’y a<br />

de corps, il n’est de corps que dans la mesure où il est ce sur quoi les pouvoirs s’appliquent ;<br />

mais cette application conduit les corps à chercher à s’échapper hors du pouvoir, à développer<br />

des résistances, à désirer une autonomie par rapport à ce milieu du pouvoir ; les pouvoirs<br />

travaillent les corps qui eux-mêmes, à leur tour, travaillent les pouvoirs.<br />

La maîtrise, la conscience de son corps n’ont pu être acquises que par l’effet de<br />

l’investissement du corps par le pouvoir : la gymnastique, les exercices, le développement<br />

musculaire, la nudité, l’exaltation du beau corps… tout cela est dans la ligne qui conduit au<br />

désir de son propre corps par un travail insistant, obstiné, méticuleux que le pouvoir a exercé<br />

sur le corps des enfants, des soldats, sur le corps en bonne santé. Mais, dès lors que le pouvoir<br />

a produit cet effet, dans la ligne même de ses conquêtes, émerge inévitablement la<br />

revendication de son corps contre le pouvoir, la santé contre l’économie, le plaisir contre les<br />

normes morales de la sexualité, du mariage, de la pudeur. Et, du coup, ce par quoi le pouvoir<br />

était fort devient ce par quoi il est attaqué… Le pouvoir s’est avancé dans le corps, il se trouve<br />

exposé dans le corps lui-même. 1<br />

Or le corps monstrueux est ce corps qui, peut-être, expose le plus le pouvoir, d’une<br />

part parce qu’il le pousse à se montrer, à sortir de son insidieuse invisibilité, à afficher ses<br />

effets de pouvoir comme tels (répression, élimination, humiliation, droits contestés, etc.),<br />

d’autre part parce qu’il le frange de toute une indétermination qui ne laisse que difficilement<br />

prise à ses stratégies. Certes, comme tout corps, le corps monstrueux n’échappe pas au travail<br />

du pouvoir qui le détermine en tant que corps ; mais au sein de ce processus même, il apparaît<br />

de manière négative : il est ce qui, du processus de détermination, n’arrive pas à s’appliquer,<br />

sans que pour autant cette impuissance entraîne un échec dudit processus. Le pouvoir le<br />

signale et même le marque bien comme corps, mais comme ce corps-là qui lui reste étranger,<br />

comme corps donc monstrueux. C’est pourquoi on pourrait tout à fait dire que le monstrueux<br />

est cette catégorie du pouvoir grâce à laquelle il est capable de tenir compte et d’intégrer en<br />

lui ce qui pourtant se donne à lui sur le mode de l’échappé hors de lui. Le monstrueux serait<br />

cet en dehors du pouvoir qui, paradoxalement, se retrouverait, par le geste même du pouvoir<br />

de le nommer monstrueux, entièrement pris dans les relations de pouvoir comme un en<br />

dehors. C’est comme si les pouvoirs, en leur sein même, organisaient un en dehors – un en<br />

dehors du pouvoir qui serait malgré tout en dedans du pouvoir. Dès lors, on comprend mieux<br />

pourquoi le monstrueux est d’une impérieuse nécessité pour les pouvoirs : il permet de<br />

neutraliser le pouvoir menaçant de leurs propres limites en les intégrant, comme limites, dans<br />

leur effectivité. Par exemple, qualifier un corps difforme de monstrueux n’a nullement pour<br />

conséquence le silence impuissant des pouvoirs, mais enclenche le lent et minutieux travail<br />

sur les limites mêmes des pouvoirs afin qu’ils puissent bien s’étendre jusqu’à celui qui<br />

apparaît de prime abord comme hors d’atteinte, comme monstrueux. Il y a ainsi clairement un<br />

1 « Pouvoir et corps », Dits et écrits, t. I, op. cit., n° 157, pp. 1622-1623.

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!