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LE MONSTRE, OU LE SENS DE L'ECART ESSAI SUR UNE ...

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tel-00846655, version 1 - 19 Jul 2013<br />

fait, impossible pour la nature. Les monstres, à cette occasion, nous avertissent de ne pas<br />

juger la puissance de la nature à l’aune de la puissance de notre propre entendement. Mais s’il<br />

convient bien de multiplier les objets d’observation, il importe peut-être davantage de réitérer<br />

les observations elles-mêmes sur le même objet. Buffon insiste sur la vertu de la répétition<br />

pour atteindre une certaine objectivité :<br />

Aussi doit-on dire que dans les choses naturelles il n’y a rien de bien défini que ce qui est<br />

exactement décrit : or pour décrire exactement, il faut avoir vu, revu, examiné, comparé la<br />

chose qu’on veut décrire, et tout cela sans préjugé, sans idée de système, sans quoi la<br />

description n’a plus le caractère de la vérité, qui est le seul qu’elle puisse comporter. 1<br />

Il n’y a d’exactitude en histoire naturelle que par la répétition des observations ; ce<br />

qu’il s’agit de multiplier n’est pas tant d’abord les objets, que les observations elles-mêmes ;<br />

embrasser la nature ne revient pas à tenter de l’étreindre dans toute sa multiplicité<br />

foisonnante, mais à rester le plus fidèle possible aux leçons qu’elle veut bien nous livrer, à<br />

être le plus attentif possible aux faits qu’elle nous découvre. Celui qui sait voir n’est pas celui<br />

qui voit beaucoup de choses, mais celui qui voit bien les choses qu’il a sous les yeux. Bien<br />

voir, c’est laisser la nature advenir elle-même à la phénoménalité. Trop prompt à ajouter des<br />

choses à la nature, l’homme n’est sûr de ses observations 2<br />

que lorsqu’il les a répétées.<br />

L’exactitude est le résultat de ce processus de réitération, et non à proprement parler une<br />

qualité propre de l’observation elle-même. De ce point de vue, le monstre ne constitue en rien<br />

un obstacle à la réitération de l’observation ; plutôt même, il encourage le regard à y revenir,<br />

puisqu’il est un fait frappant.<br />

Le caractère rare et exceptionnel du monstre n’est donc pas l’obstacle dirimant à son<br />

observation objective. Cependant, que le regard revienne sans cesse sur le monstre ne signifie<br />

pas pour autant qu’il est observé. Car, le regard qui y revient n’est pas un regard neutre et<br />

détaché, mais un regard sidéré. Qu’on ne parvienne pas à se déprendre de lui et qu’on ne cesse<br />

pas d’y revenir est moins le signe d’un observateur notant un fait naturel qu’un individu<br />

rencontrant la réalisation d’un imaginaire. La notation de ses caractéristiques sera-t-elle, dans<br />

cette mesure, fiable ? Le monstre peut être certes revu, aussi souvent que nous le voulons dès<br />

lors qu’il reste devant nos yeux, mais n’allons-nous pas, chaque fois, le revoir de la même<br />

façon : sous le mode de la sidération ? On peut certes répondre que la sidération s’émousse au<br />

fur et à mesure des répétitions et qu’une certaine familiarité avec le monstre peut atténuer son<br />

caractère exceptionnel. A trop voir des monstres, nous en perdrions le sentiment de sa rareté.<br />

Mais nous ne serions toujours pas sûr de ne pas mêler à nos observations toute une part de<br />

fantasmes et d’y accoler, sans même que nous le voulions, tout un imaginaire. La question est<br />

celle-ci : le monstre peut-il être vu pour ainsi dire directement ? La difficulté s’accroît même,<br />

1 Ibid., p. 43. Cf. aussi p. 62 : « après avoir bien constaté les faits par des observations réitérées ».<br />

2 Ou expériences : au milieu du XIII ème siècle, on commence à bien distinguer observation, expérience et<br />

expérimentation. Sur ce point, cf. Stéphane Schmitt et sa note 134 au Premier discours : De la manière, La<br />

Pléiade, p. 1403 et Jacques Roger, Les sciences de la vie dans la pensée française au XVIII E siècle, Paris, Albin<br />

Michel, 1993, pp. 465-466.

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