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LE MONSTRE, OU LE SENS DE L'ECART ESSAI SUR UNE ...

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tel-00846655, version 1 - 19 Jul 2013<br />

Buffon met en valeur une structure interne propre à l’animal sur laquelle viennent<br />

jouer les différences. C’est ce jeu des différences qui va construire le réseau. Le monstre<br />

appartenant au réseau tout en présentant des différences accrues n’apparaît plus comme<br />

inintelligible. Nous sommes désormais à même de répondre à notre problème formulé plus<br />

haut 1 . C’est cette intelligibilité du monstre, conquise par le changement de paradigme en<br />

faveur du réseau, qui offre la possibilité d’en faire un instrument heuristique afin de pénétrer<br />

cette fois-ci réellement l’ordre de la nature. Pour faire comprendre ce point, il est tout à fait<br />

éclairant que ce soit par l’intermédiaire d’une variation sur la monstruosité que Buffon met en<br />

évidence le désir comme une caractéristique fondamentale de l’animalité, c’est-à-dire comme<br />

la conséquence des impressions des objets sur les sens. Pour ce faire, il va mettre en place une<br />

expérience de pensée dans laquelle un homme est peu à peu démembré, perdant ainsi sa forme<br />

humaine pour revêtir celle d’un être de plus en plus difforme jusqu’à n’être plus qu’une masse<br />

informe.<br />

C’est donc l’action des objets sur les sens qui fait naître le désir, et c’est le désir qui produit<br />

le mouvement progressif. Pour le faire encore mieux sentir, supposons un homme, qui dans<br />

l’instant où il voudrait s’approcher d’un objet, se trouverait tout à coup privé des membres<br />

nécessaires à cette action, cet homme, auquel nous retranchons les jambes, tâcherait de<br />

marcher sur ses genoux ; ôtons lui encore les genoux et les cuisses, en lui conservant toujours<br />

le désir de s’approcher de l’objet, il s’efforcera alors de marcher sur ses mains ; privons-le<br />

encore des bras et des mains, il rampera, il se traînera, il emploiera toutes les forces de son<br />

corps et s’aidera de toute la flexibilité des vertèbres pour se mettre en mouvement, il<br />

s’accrochera par le menton ou avec les dents à quelque point d’appui pour tâcher de changer<br />

de lieu ; et quand même nous réduirions son corps à un point physique, à un atome globuleux,<br />

si le désir subsiste, il emploiera toujours toutes ses forces pour changer de situation : mais<br />

comme il n’aurait alors d’autre moyen pour se mouvoir que d’agir contre le plan sur lequel il<br />

porte, il ne manquerait pas de s’élever plus ou moins haut pour atteindre à l’objet. 2<br />

Le principe de la démonstration est clair : la variation sert à précipiter, au sens<br />

chimique du terme, l’élément qui est commun aux animaux, parce qu’il ne dépend pas de la<br />

figure de leur corps, mais seulement de sa capacité à recevoir des impressions. La différence<br />

monstrueuse révèle ainsi paradoxalement le fond commun de ressemblance de tous les<br />

animaux. Le monstre permet donc de dégager du Même : ce qui passe pour être de prime<br />

abord sans rapport et sans commune mesure avec les autres êtres manifeste les rapports<br />

essentiels de ces mêmes êtres. Que dire, sinon que le monstre fait voir la nature et fournit le<br />

moyen par lequel l’homme accède au point de vue de la nature tout en usant de ses propres<br />

instruments de connaissance, l’observation et la voie de comparaison.<br />

Ce n’est point en resserrant la sphère de la Nature et en la renfermant dans un cercle étroit,<br />

qu’on pourra la connaître ; ce n’est point en la faisant agir par des vues particulières qu’on<br />

saura la juger, ni qu’on pourra la deviner ; ce n’est point en lui prêtant nos idées qu’on<br />

approfondira les desseins de son auteur : au lieu de resserrer les limites de sa puissance, il faut<br />

les reculer, les étendre jusque dans l’immensité ; il faut ne rien voir d’impossible, s’attendre à<br />

tout, et supposer que tout ce qui peut être, est. Les espèces ambiguës, les productions<br />

1 Rappelons qu’il est de savoir comment nous pouvons atteindre une connaissance objective de la nature tout en<br />

partant d’un point de départ anthropocentré : cf. supra p. 71 et pp. 75-76.<br />

2 Ibid., p. 441.

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