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LE MONSTRE, OU LE SENS DE L'ECART ESSAI SUR UNE ...

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33<br />

1. Le fait du monstre, ou une question de méthode<br />

tel-00846655, version 1 - 19 Jul 2013<br />

Observer le monstre<br />

Si merveilleux, insolite ou monstrueux il y a, cela ne doit pas ressortir de l’ignorance<br />

des hommes, mais être assis sur une observation précise et rigoureuse. Il n’y a de faits de la<br />

nature pour les savants naturalistes que ceux qui sont observés. L’histoire naturelle est une<br />

enquête portant d’abord sur le visible et le donné. Or le monstre se laisse-t-il seulement<br />

observé ? Laisse-t-il celui qui le rencontre dans un état propice à une observation précise et<br />

rigoureuse ? Rien n’est moins sûr – le qualificatif « monstre » semblerait déjà charrier trop<br />

d’affects pour que l’être que l’on affuble de ce nom ne puisse pas prêter au soupçon d’être une<br />

affabulation. Ce soupçon est d’autant plus prégnant lorsqu’on a en tête les conditions<br />

matérielles dans lesquelles, au XVII ème et au XVIII ème siècles, l’histoire naturelle a pu se faire.<br />

En effet, les découvertes d’espèces et d’êtres nouveaux ont été, moins le fait des savants euxmêmes,<br />

que des soldats, capitaines, gouverneurs, aventuriers, immigrés, dont la science<br />

n’était bien sûr pas leur « métier ». Se pose alors le problème de la valeur de leurs<br />

témoignages et observations : non pas qu’ils aient voulu nécessairement se distinguer euxmêmes<br />

en cherchant à distinguer ce qu’il y a de remarquable ou de merveilleux dans leurs<br />

découvertes, mais le risque est grand qu’ils n’observent que par le prisme d’images, de<br />

mythes, de théories, de vues, de modes, faisant le fonds commun des consciences<br />

individuelles et constituant une sorte de paideia commune, que véhiculent l’éducation, la<br />

culture et l’histoire d’une société. Le temps n’est pas si lointain encore où « c’était peut-être<br />

un titre à un fait pour être cru que d’être merveilleux » 1 .<br />

Le monstre fait l’objet d’un investissement accru de l’imaginaire ; s’il « fait plaisir à<br />

croire » 2 , il fera donc d’autant plus plaisir à voir ; il n’est peut-être jamais mieux vu que parce<br />

qu’il est cru ; observer, et encore moins quand il s’agit des monstres, n’est jamais le fait d’un<br />

homme neuf qui s’éveillerait à la nature, comme Buffon s’est plu à en écrire la fable 3 ; c’est<br />

toujours le fait d’un homme, sinon cultivé, du moins civilisé, avec ses désirs, ses tendances,<br />

son caractère, son imagination, ses habitudes de pensée, les tics de sa raison, de sorte que<br />

l’observation ne revient pas à attendre que les choses extérieures s’impriment dans les sens.<br />

Parce que le monstre appelle les rêveries, ils provoquent les visions ; il est autant découvert<br />

que construit, autant observé que fantasmé, plus l’objet de l’imagination que celui de la raison<br />

observatrice ; en un mot, moins un fait qu’un préjugé, et d’autant plus un préjugé qu’il est<br />

1 Réaumur, Mémoires pour servir à l’histoire des insectes, I, p. 25, cité dans D. Mornet, Les sciences de la<br />

nature en France au XVIII e siècle, Paris, Librairie Armand Colin, 1911, p. 139.<br />

2 Buffon, IR, XII, Le Porc-épic, p. 405.<br />

3 Cf. HN, Premier discours : De la manière, p. 47 et HN, Histoire naturelle de l’homme, Des sens en général,<br />

pp. 302-306.

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